Le printemps 1907 : y a-t-il de bons changements climatiques ?

Pour le quatrième épisode de cette série d'été consacrée à l'influence de la météo et du climat dans l'histoire, j'aimerais aborder une question que vous vous êtes peut-être posée en lisant les articles précédents. Jusqu'à présent nous avons parlé de vagues de chaleur, d'un refroidissement multiséculaire et d'un hiver volcanique. Que de tels événements aient de lourdes conséquences pour ceux qui les subissent, voilà qui ne devrait surprendre personne. Mais que se passerait-t-il si, au contraire, le climat changeait pour devenir plus tempéré, plus stable... bref, a priori, plus favorable ?
Dans cet épisodes nous allons voir au travers d'un exemple que ces variations apparemment positives du climat  peuvent être tout autant destabilisantes que les autres.

Cet article fait partie d'une série d'été consacrée au rôle du climat dans l'histoire. Retrouvez un nouvel article mercredi prochain et, en attendant, les articles déjà parus :

Le réchauffement du début du XXe siècle et son effet sur la vigne


Nous sommes à l'aube du XXe siècle. En Europe occidentale, le climat se réchauffe sensiblement depuis les années 1890. Les derniers frimas du petit âge glaciaire se sont estompés et le mercure commence lentement à monter sous l'effet des émissions de gaz à effet de serre de la Révolution Industrielle.
Ce changement climatique reste pour l'instant insoupçonné : il faudra attendre Guy Callendar pour le démontrer en 1938. Mais même imperceptible pour nos sens, il commence à avoir des effets sur l'environnement, en particulier pour une plantes que l'humanité observe avec espoirs et anxiétés depuis au moins cinq millénaires : la vigne.

Ces années chaudes et sèches entraînent des vendanges précoces (en 1904, 1905 et 1906) et chargent le raisin en sucre ce qui donne en général de bon millésimes (1900 et 1906, en particulier, sont restés dans les mémoires).
L'effet sur les volumes est encore plus remarquable, d'autant qu'il est cumulatif : une année chaude renforce la vigne et annonce en général une belle récolte pour l'année suivante. Entre 1902-1903 et 1904-1907, le rendement à l'hectare double presque. La production de vin française s'envole : en 1902, elle est de 39 millions d'hectolitres, 35 en 1903, 60 en 1904, 57 en 1905, 52 en 1906, 66 en 1907...

Ces bonnes vendanges vont-elles réjouir les vignerons, stimuler les régions viticoles encore marquées par la grande crise du phylloxéra et, puisque la France est déjà à l'époque le premier producteur mondial de vin, profiter à notre pays ?
Hé bien non, tout au contraire : ces belles années loin de la bénédiction que l'on aurait pu en attendre annoncent une des pires crises de la Troisième République.


L'Europe est noyée sous le vin...


Le problème, c'est que les conditions climatiques favorables à la vigne sont aussi présentes en Espagne (production en hausse de 48% en 1904), en Italie (+ 16%) et globalement dans tous les pays producteurs d'Europe : Portugal, Autriche, Suisse, Hongrie, Grèce, etc. battent des records de production. Le continent est littéralement noyé sous le vin...
Cette situation tire les cours vers le bas. Dans le sud de la France, le prix du vin est divisé par 4 sous l'effet de la surproduction... et même bradé il  se vend mal.

Des curieux observent une pièce rare : une demi-barrique de vin qui a trouvé preneur (caricature de 1906)
Comme souvent, les déterminants climatiques de la crise restent dans l'ombre et on trouve d'autres responsables. Dès 1905, le sud de la France s'agite contre le vin importé et les "falsificateurs" qui mouillent ou sucrent le vin - il faut dire que la loi du 28 janvier 1903 a abaissé les taxes sur le sucre et favorisé la chaptalisation.

En février 1907, les vignerons de Baixas, dans les Pyrénées Orientales, se mettent en grève fiscale. C'est le début de la révolte : de village en village, comme une trainée de poudre, le mouvement s'étend jusqu'à embraser tout le midi de la France.
Le 12 mai, lors d'une manifestation qui réunit 150.000 personnes à Béziers, les meneurs du mouvement lancent un ultimatum exigeant du gouvernement qu'il relève les cours du vin avant le 10 juin. Le 19 mai, 170.000 manifestants défilent à Perpignan. A Carcassonne, le 26 mai : 220.000. A Nîmes, le 2 juin : 300.000. Le 9 juin 1907, il y a au moins 500.000 manifestants à Montpelier... C'est la plus grande manifestation de la Troisième République. Ce jour-là, un habitant de la région sur deux est dans la rue !

"Au début du XXe siècle, une succession d'années favorables à la vigne... met à genoux les régions viticoles, causant une des plus graves crises de la Troisième République."




Juin 1907 : le Languedoc est au bord de l'insurrection


De Paris, le mouvement est observé avec condescendance. George Clémenceau, alors président du conseil, affirme que "tout ça finira par un banquet"... Le 10 juin, pourtant, l'ultimatum expire sans solution. Près de 450 maires démissionnent, la désobéissance civique est déclarée. Les affrontements se multiplient.
Le 17 juin, le Languedoc est occupé par 12 régiments de cavalerie et 22 régiments d'infanterie. L'arrestation des meneurs, le 19 juin, met le feu aux poudres. Des barricades sont dressées, l'armée ouvre le feu. Le 20 juin, la préfecture de Perpignan est attaquée. Le 21, le 17e régiment d'infanterie de ligne, cantonné à Agde, se mutine. Les soldats, parmi lesquels de nombreux fils de vignerons, pillent l'armurerie et prennent la direction de Béziers où ils fraternisent avec les habitants. Les voies ferrés sont coupées pour ralentir l'arrivée de renforts. A Lodève, le sous-préfet est pris en otage. L'insurrection générale semble imminente.

"Conditions climatiques favorables, surproduction, crise politique... En 1907, cet engrenage amène le midi de la France au bord de l'insurrection générale."




C'est alors que Marcelin Albert, un des derniers meneurs du mouvement encore en liberté, fait son apparition à Paris. Il demande, sans succès, à être reçu à l'Assemblée. Clémenceau lui ouvre sa porte. Lors de cet entretien le président du conseil lui remet un sauf-conduit et 100 francs pour regagner le midi. L'épisode savamment détaillé à la presse décrédibilise Albert aux yeux de ses camarades. Les leaders sont soit emprisonnés, soit vendus... le mouvement se débande.
D'autant plus facilement que le gouvernement et les parlementaires prennent enfin des mesures. Le 29 juin, une loi contre le mouillage et l'abus de sucrage des vins est promulguée, elle est complétée par plusieurs textes réglementaires dont le décret du 21 octobre 1907 qui crée le service de répression des fraudes. En prime, les vignerons sont exemptés d'impôts sur les récoltes de 1904 à 1906.


Y a-t-il de bons changements climatiques ?



N'est-il pas paradoxal ou au moins inattendu que de beaux étés, en stimulant la production de vin, finissent par pousser les régions viticoles à la révolte ?
Le climat était certes favorable à la production de vin, mais parce que celle-ci s'intègre dans un système économique plus large ce qui semblait a priori une bénédiction s'est transformé en malheur. Le mouvement des vignerons a un slogan que je trouve particulièrement révélateur : "Abèré tant de boun bi et pas pourré mangea de pan", "nous avons tant de bon vin mais pas de pain à manger". Comment dire mieux l'ironie cruelle de cette situation !

"Nous avons tant de bon vin mais pas de pain à manger"
Plus généralement, nous pensons intuitivement que l'impact d'un phénomène sur une collectivité est l'addition de l'effet qu'il aurait sur chacun de ses membres pris individuellement. C'est faux, on le voit bien en 1907 : trois années ensoleillées dans le Languedoc auraient été une bonne nouvelle mais étendues à toute l'Europe elle deviennent une catastrophe...

"Nos sociétés se sont construites autour d'un climat relativement stable. Toutes les perturbations bousculent cet équilibre : il n'y a pas de bon changement climatique."




Nous ne pouvons donc pas juger de l'impact, positif comme négatif, d'un changement climatique à l'aune de notre expérience individuelle. Il faut se méfier de nos intuitions : si elle sont correctes à notre échelle elles ne peuvent pas s'extrapoler simplement à l'ensemble de la société. 
Et justement si on revient à notre réchauffement climatique contemporain, il n'est pas rare d'entendre qu'un peu de chaleur en plus n'est pas un mal. Déjà au tournant du XIXe et du XXe siècle, le suédois Svante Arrenhius, un des précurseurs de la climatologie, espérait que "nos descendants [...] vivraient sous un ciel plus chaud et dans un environnement moins hostile que celui qui nous a été donné". Cette idée nourrit notre insouciance...

Pour ma part, je pense qu'il n'existe pas de changement climatique positif : toutes les sociétés se sont construites autour d'un climat relativement stable auquel elles se sont lentement adaptées. De notre régime alimentaire à notre architecture en passante par les rythmes de travail, de nombreux éléments de notre vie quotidiennes sont destinés à tirer le meilleurs parti du climat sous lequel nos ancêtres ont vécu. Un écart par rapport au climat historique, quel qu'en soit la nature et le sens, ne peut que perturber le fonctionnement de cette machinerie complexe.

Publié le 16 août 2018 par Thibault Laconde,

Illustration : via Wikipedia



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