Les dérogations aux limites de température accordées aux centrales nucléaires en 2022 étaient-elles utiles ?

En juillet dernier, EDF a obtenu de l’ASN et du gouvernement une suspension des limites de température en aval de certaines centrales nucléaires. Comment ces dérogations ont-elles été utilisées ? Et étaient-elles justifiées ?

Presque un an après on a enfin assez d’information pour tenter de répondre à la question.

Rejet thermiques : un point sur les régimes dérogatoires en vigueur pendant l'été 2022


Rappelons le contexte : début 2022, la situation du système électrique européen est très tendue. Avec la guerre en Ukraine, on craint une pénurie de gaz pour l’hiver. De nombreux réacteurs nucléaires sont à l’arrêt à cause d’un risque de corrosion...

Et la météo s’en mêle : sécheresse et vague de chaleur précoce. La centrale du Blayais est contrainte de baisser sa production dès le 9 mai, celle de St Alban à partir du 5 juin. C'est du jamais vu : d'habitude ces problèmes apparaissent à partir de la mi-juillet !

Le 12 juillet, EDF réclame une suspension des limites de températures en aval des centrales du Blayais, de St Alban et de Golfech "afin d'assurer la sécurité du réseau électrique et l'approvisionnement énergétique du pays". La demande est acceptée par l'ASN et le gouvernement. Ces dérogations sont rapidement étendues à deux autres centrales refroidies par le Rhône : Bugey et Tricastin. Initialement prévues jusqu'au 24 juillet, elles sont prolongées jusqu'au 7 août puis de nouveau jusqu'au 11 septembre.

Il est important de noter que la réglementation de toutes ces centrales (sauf Blayais) autorise déjà un fonctionnement au-delà de la limite de température normale lors de conditions climatiques exceptionnelles : si RTE en fait la demande, la limite de température en aval peut être relevée de 2°C à Golfech et de 1°C pour les autres.

On a donc deux régimes de fonctionnement dérogatoires pendant l’été 2022 :

  1. le fonctionnement en conditions climatiques exceptionnelles (CCE), prévu par les arrêtés de rejets des centrales, limité et conditionnés à un besoin réel,
  2. les dérogations de juillet 2022, temporaires, sans limite de température aval et avec un encadrement incertain. EDF parle de fonctionnement en "situation exceptionnelle" (SE) mais pour éviter le risque de confusion avec les CCE, nous appellerons ça le mode YOLO.


Centrale par centrale que s'est-il passé pendant l'été 2022 ?

Blayais

Maintenant voyons ce qui s’est passé pour chaque centrale concernée. 

Au Blayais, le cas est simple. Après des indisponibilités limitées mais très précoces en mai et juin, l’arrêt programmé des réacteurs 1 et 4 début juillet n'a laissé qu'un seul réacteur en fonctionnement. Dans ces conditions, les limites réglementaires ont été facilement respectées.

Saint Alban


A Saint-Alban, la température de l’eau a très légèrement dépassé la limite autorisé le 12 août : 28.04°C pour un maximum autorisé de 28°C. Les deux modes de fonctionnement dérogatoires étaient possibles, c’est la version YOLO qui est utilisée.

Ce dépassement très faible aurait facilement pu être évité. Avec un débit d'environ 340 m3/s le 12 août, il aurait suffit de réduire la production de St Alban de 500MWh (soit 2% de la production de ce jour-là) pour respecter la limite de 28°C.

Bugey


Au Bugey, la température a dépassé la limite autorisée (26°C) à plusieurs reprises mais jamais de plus d’un degré. Les deux modes de dérogation sont donc possibles, et là aussi c’est la version YOLO qui est utilisée les 19 et 20 juillet puis les 4, 8, 9, 13 et 14 août. 

Température en aval de Bugey (ligne orange) pendant l'été 2022 comparée à la limite réglementaire (orange pointillés) (source)

Tricastin

Au Tricastin, la température maximale autorisée (28°C) a été dépassée du 7 au 15 août avec un maximum de 28.6°C. You know the drill : deux modes possibles, YOLO... 

Température en aval du Tricastin (ligne orange) pendant l'été 2022 comparée à la limite réglementaire (jaune pointillés) (source)

Golfech

Le cas de Golfech est intéressant. La température a dépassé la limite de 28°C à la mi-juillet puis de nouveau pendant deux périodes de la première quinzaine d’août - pour un total de 16 jours.

Pendant la première période (du 15 au 23 juillet), la température maximale en aval atteint 29.05°C, pendant la deuxième (du 4 au 6 août) 28.35°C et pendant la 3e (du 9 au 15 août) 29.20°C. Les conditions sont donc assez proches à la mi-juillet et à la mi-août, pourtant les deux première périodes sont passées grâce à une dérogation CCE alors que le mode YOLO est utilisé pour la troisième.

Température en aval de Golfech (ligne brune) pendant l'été 2022 comparée à la limite réglementaire (orange pointillés) (source)

A noter : Golfech est aussi la seule centrale qui avait fonctionné en mode CCE avant 2022. C'était pendant un peu plus d'une journée en août 2018.

 

Pourquoi les dérogations "situation exceptionnelle" ont-elles été utlisées ?

Première conclusion après ce tour d'horizon : les conditions d'application du mécanisme de flexibilité déjà présent dans la réglementation (les dérogations CCE) n'ont jamais été dépassées.

Pourtant, ce fonctionnement normal a toujours été écarté au profit des dérogations SE. Sauf à Golfech, qui illustre parfaitement la question : pourquoi le mécanisme CCE est-il utilisé pour maintenir Golfech en fonctionnement en juillet mais pas en août ?

Il y a un cas où l'usage des dérogations exceptionnelles de 2022 peut s'expliquer, c'est Bugey. Les dérogations CCE ne s'appliquent pas à ses 2 réacteurs refroidis en cycle ouvert, d'où éventuellement la nécessité de recourir aux SE si les 2 autres réacteurs sont insuffisants. Ce fonctionnement a été confirmé par l'ASN pour les 19 et 20 juillet.

Mais pour les autres centrales ?

Pour les autres, l'explication la plus probable est que les conditions d'application des dérogations normales n'étaient pas réunies. Pour le dire clairement : il n'y avait probablement pas de risque pour l'équilibre du système électrique et pas de demande de RTE.

Cela ne veut pas dire que les utilisations des dérogations exceptionnelles de 2022 n'ont jamais été utiles. Elles ont peut-être permis d'économiser un peu d'eau et de gaz pour l'hiver. Mais certains cas, comme St Alban, évoquent quand même fortement un usage "de confort". Et puis, pendant l'été 2022, le prix de gros de l'électricité a dépassé 500€/MWh, ce qui situe quand même la journée d'arrêt d'un réacteur de 900MW autour de 10 millions d'euros...

Alors ces dérogations, justifiées ou pas ?

Si on résume, sur les 5 centrales autorisées à déroger à leurs limites de température :

  • Blayais n'a pas utilisé sa dérogation 
  • Golfech, St Alban, Tricastin ont utilisé leurs dérogations mais dans des situations où la production aurait de toute façon pu être maintenue si RTE en avait fait la demande
  • Bugey est la seule centrale à avoir utilisé sa dérogation dans une situation où la réglementation existante ne lui aurait pas permis de continuer à produire même si c'était nécessaire à l'équilibre du système électrique

Les dérogations accordées par le gouvernement et l'ASN semblent donc avoir principalement servi à maintenir la production nucléaire au-delà des limites de température normale alors que l'équilibre du réseau ne le nécessitait pas.

La réglementation existante aurait suffi a passer l'été 2022. Il n'était pas nécessaire pour cela de suspendre les limites de température en aval des centrales nucléaires. 

Évidemment, il est plus facile de tirer ce bilan a posteriori que de prévoir ce qui allait ce passer en début d'été 2022. Mais si on se replace dans le contexte de la première demande de suspension des limites de température, introduite par EDF le 12 juillet, que voit-on ? A cette date, cela fait plusieurs semaines qu'aucune centrale n'est indisponible à cause de la météo (le dernier cas remonte au 21 juin). Et les 3 centrales qui ont fait l'objet de la demande initiale, aucune n'a fait usage de la dérogation obtenue avant le 9 août.

A minima EDF a crié longtemps avant d'avoir mal.

Publié le 30 juin 2023 par Thibault Laconde

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