Retour sur les inondations thailandaises de 2011

Inondation de l'usine western digital en thailande en 2011

Il y a une dizaine d'années, je travaillais comme analyste au ministère de la défense, aujourd'hui je dirige une jeune entreprise qui cherche à démocratiser l'évaluation des risques climatiques. Comment passe-t-on de l'un à l'autre ? Avec une bonne dose de hasards, de rencontres fortuites et d'opportunités improbables, c'est sur... Pourtant je peux situer un moment d'inflexion dans ma trajectoire, un moment où ont commencé à naitre des interrogations qui, au fil des années, se sont muées en projets puis en réalités.

Et ce moment, c'est l'inondation de la Thaïlande en 2011.

Parmi les nombreux anniversaires qui ponctuent cette année, celui-ci est sans doute assez discret mais j'aimerais tout de même en profiter pour revenir sur cet événement. Et partagez les raisons pour lesquelles il m'a tant marqué.

 

Thaïlande, 2011 : plus de 5 mois d'inondations


En Thailande, 2010 est déjà une année humide, avec des inondation en octobre et novembre. Au début de l'année suivante, les sols sont encore détrempés et 2011 va être l'année la plus pluvieuse enregistrée depuis le début des mesures en 1951. Des précipitations anormalement élevées ont lieu en mars, puis arrive la mousson. A la fin de l'été, le système de retenues d'eau destiné à prévenir les inondations sature. Le déluge se poursuit avec des tempêtes tropicales qui viennent se dissiper dans le nord du pays, et les barrages n'ont d'autre choix que de laisser passer l'eau.

Celle-ci s'écoule vers le bassin du Chao Phraya, dans lequel se trouve la capitale, un tiers des habitants et l'essentiel de l'industrie. C'est une vaste plaine presque complètement plate : le denivelé n'y est en moyenne que de 1.5 mètres par 100 km. Le drainage est donc très mauvais et la situation est encore aggravée par le niveau élévé de la mer dans le Golfe de Thaïlande.

Les cours d'eau débordent et l'eau stagne dans la plaine. L'inondation va durer 158 jours.

Etendue des inondations thailandaises de 2011
Zone inondée mi-octobre 2011
(source : Reliefweb)

C'est cette durée qui est exceptionnelle. Car le temps de retour des débits enregistrés n'est finalement que de 10 à 20 ans et la surface inondée (97.000km²) est très inférieure à celles d'inondations précédentes (par exemple 444.000km² en 1995).

Les dommages directs sont estimés entre 30 et 50 milliards de dollars, soit au moins 10% du produit intérieur brut de l'époque.

Désastre local, conséquences mondiales

Cependant si les inondations thailandaises ont fait autant parler d'elles, c'est avant tout pour leur impact indirect en particulier sur le marché électronique : elles sont responsables d'une pénurie mondiales de disques durs qui a fait augmenter les prix mondiaux et destabilisé le marché informatique pendant près de deux ans.

Pourquoi ?

Entre le 4 et le 20 octobre 2011, 7 zones industrielles sont inondées. Au total ce sont près de 700 usines qui sont submergées ou contraintes de s'arrêter. Selon les endroits, l'eau met un à deux mois pour se retirer. Et, dans de nombreux cas, il faut encore attendre plusieurs mois après la décrue pour que la production reprenne.

Par exemple, dans la zone industrielle de Nava Nakorn qui acceuillait 190 entreprises et 227 usines, l'eau a achevé de se retirer le 8 décembre après 53 jours d'inondation. Cependant au 1er juin 2012, les opérations n'avaient complètement reprises que dans 55 usines, 57 étaient encore à l'arrêt et 8 avaient mis la clé sous la porte, les autres fonctionnaient partiellement. 

Résultat : la production industrielle Thailandaise s'effondre : en novembre 2011, elle est divisée par deux par rapport à l'année précédente. Pour la production de disques durs, la chute est de 77% mais le cas n'est pas isolé : la production de semi-conducteurs tombe à zéro, l'industrie automobile est aussi pratiquement à l'arrêt (-84%), etc.

Ce qui distingue les disques durs, c'est la concentration de la production : à l'époque, 43% de la production mondiale venait de Thailande. L'arrêt brutal de cette production se répercute à l'industrie informatique puis, via l'augmentation du prix des ordinateurs, serveurs, etc., à l'ensemble de l'économie mondiale.

"Incident géographique fortuit" ou impréparation ?

Si les principaux producteurs de disques durs sont tous présents en Thailande et ont tous été affectés, l'histoire n'est pas la même pour tout le monde. Prenez Western Digital, le plus gros producteur mondial avant les inondations : ses revenus baissent de 35% mais son rival, Seagate, voit au contraire ses profits augmenter de 36%...

Comment expliquer une telle différence ? Pas de mystère : la production de Western Digital est située juste au nord de Bangkok, dans la zone industrielle de Bang Pa-in qui a été inondée du 14 octobre au 17 novembre. Le niveau de l'eau dans les installations est monté jusqu'à près de 2 mètres et l'entreprise a du faire intervenir des plongeurs pour sauver les équipements qui pouvaient encore l'être.

Au contraire, la production de Seagate est située à Teparuk, sur les contreforts du plateau de Khorat. Le site n'a été affectée qu'indirectement, via l'inondation de fournisseurs, et la production est revenue à la normale dès la décrue. Les expéditions n'ont baissé que de 8% au quatrième trimestre ce qui a permis à Seagate de profiter de l'augmentation des prix causé par la pénurie.

Grâce à quelques mètres d'élévation supplémentaire, Seagate prend ainis à Western Digital la place de premier producteur mondial de disques durs... "un incident géographique fortuit" écrit à l'époque un expert.

Sauf qu'il n'y a rien de fortuit ici : le risque d'inondation dans le bassin du Chao Phraya n'est pas nouveau, il était facile de prévoir que le site choisi par Western Digital était exposé. Non seulement l'entreprise a mis tous ses oeufs dans un panier bien hasardeux, mais en plus les mesures les plus élementaires pour réduire la vulnérabilité, comme l'utilisation des étages supérieurs pour les activités nécessitant les équipements les plus couteux, n'ont été prises qu'après la catastrophe. La facture de cette imprevoyance est de l'ordre de la centaine de millions de dollars, sans compter les pertes de production.

Ce que les inondations thailandaises disent des risques climatiques

En sens inverse, n'est-ce que par chance que Seagate a choisi un site moins exposé ? Si c'est le cas, tant mieux pour eux. Mais, dans un monde où les catastrophes climatiques deviennent plus fréquentes et plus sévères, peut-on encore laisser de telles décisions au hasard ? 

Ce qu'ont démontré les inondations thaïlandaises de 2011, c'est d'abord un niveau d'impréparation à peine croyable. Même dans des entreprises parmi les plus prospères de la planète, dans un secteur extrêmement compétitif, des risques climatiques bien connus sont négligées, les mesures les plus simples de réduction de la vulnérabilité ne sont pas prises... et ces négligences grossières se paient en pertes de part de marché et en dommage à hauteur de dizaine voire de centaine de millions !

Après un tel événement, inutile d'être particulièrement visionnaire pour comprendre qu'un bon outil de gestion des risques climatiques va devenir un facteur de compétivité pour les entreprises. Non seulement pour éviter des dommages physiques et les coûts associés mais aussi, par exemple, pour accéder aux capitaux et convaincre des investisseurs. 

Mais tout le monde n'a pas d'usine dans une plaine inondable soumise à un climat de mousson. C'est vrai mais ça ne veut pas dire que vous êtes à l'abri. C'est le deuxième enseignement de la crise thaïlandaise : la concentration de la production et la mondialisation des chaines d'approvisionnement font que les risques peuvent se propager très au-delà des zones et des secteurs directement affectées

Mais le changement climatique dans tout ça ? Il est possible qu'il ait rendu plus probable les inondations de 2011 - ce point est débattu et au fond qu'importe : quand votre usine est inondée, savoir si la crue est attribuable ou non au changement climatique n'est pas une grande consolation... La maitrise des risques climatiques est avant tout une démarche pragmatique.

Publié le 12 octobre 2021 par Thibault Laconde

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