Comprendre les principales filières nucléaires civiles

Comme je parle pas mal de d'énergie nucléaire en ce moment, il me semble intéressant de faire un point sur les différentes technologies existantes. Si graphite-gaz, CANDU ou RNR ne vous évoquent rien de précis, cet article est pour vous...


Un problème, stabiliser la réaction en chaine, et trois variables principales


Réacteur nucléaire experimental
Comme vous le savez certainement, la production d'énergie atomique repose sur une réaction en chaine : un atome lourd est cassé en atomes plus légers et au passage émet des neutrons qui vont percuter d'autres atomes, qui à leurs tours peuvent se casser, émettant de nouveaux neutrons, qui etc.

Tout l'enjeu du nucléaire civil est de parvenir à stabiliser cette réaction de façon à ce que, après une phase de démarrage, les neutrons produits par chaque fission d'atome soient juste assez nombreux pour entrainer exactement une autre fission. En effet :
  • Si, en moyenne, une fission engendre trop peu de neutrons pour causer la fission suivante, la réaction en chaine va s'éteindre rapidement,
  • Si, au contraire, il y a trop de neutrons et que chaque fission entraine en moyenne plus d'une nouvelle fission, la réaction va accélérer exponentiellement (c'est le principe des armes atomiques).
Pour parvenir à cet équilibre, les concepteurs des réacteurs disposent de trois grandes variables : le modérateur, le combustible et le fluide caloporteur.

Le modérateur 

Il s'agit d'une substance introduite dans le réacteur pour ralentir les neutrons. Un neutron ralenti (on dit parfois "neutron thermique") se déplace typiquement à quelques kilomètres par seconde au lieu de quelques milliers de kilomètres par secondes, ce qui lui donne plus de chance d'être capté par un atome et de causer une fission.
L'utilisation d'un modérateur présente cependant deux inconvénients. D'abord certains atomes qui peuvent être cassés par des neutrons rapides ne peuvent pas l'être par des neutrons lents - c'est le cas notamment des isotopes pairs du plutonium, ce qui explique que le plutonium puisse être employé pour la production d'armes atomiques mais joue un rôle marginal dans le nucléaire civil. Ensuite le modérateur peut absorber des neutrons qui ne participent donc plus à la réaction en chaine.

Le combustible

Logiquement, plus il y a d'atomes fissibles, plus la probabilité de fission augmente. A l'état naturel l'uranium contient environ 99.3% d'uranium 238 et 0.7% d'uranium 235. Or seul le second est fissible. L'uranium 238, quant à lui, est fertile, c'est-à-dire que lorsqu'il capte un neutron il se transforme en un atome plus lourd au lieu de se casser.
Pour faciliter la réaction en chaine, l'uranium peut-être enrichi en uranium 235 (généralement jusqu'à 2 ou 3%) mais c'est une opération complexe et très énergivore.

Le fluide caloporteur

Il peut s'agir d'un liquide ou d'un gaz dont le rôle est de transporter la chaleur du réacteur à la turbine, il permet ainsi de produire de l'électricité et de refroidir le réacteur. Il peut parfois aussi servir de modérateur.



Les réacteurs graphite-gaz


Commençons notre revue des grandes familles de réacteurs nucléaires par une technologie utilisée très tôt : le réacteur uranium naturel-graphite-gaz. Si vous avez suivi jusqu'à là vous devez avoir compris l'essentiel : ces réacteurs utilisent de l'uranium non-enrichi comme combustible, du graphite comme modérateur et du dioxyde de carbone comme fluide caloporteur.
Le premier réacteur nucléaire artificiel de l'histoire, la pile de Fermi construite en 1942 à Chicago, était de ce type (même si elle n'avait pas de refroidissement donc pas de fluide caloporteur). Les réacteurs Magnox britanniques, les premiers à usage commercial, sont aussi de ce type, tout comme les AGR qui leur ont succédé. C'est aussi le cas des réacteurs français de première génération, les UNGG dont le nom est précisément l'acronyme d'Uranium Naturel Graphite Gaz.
Le RMBK soviétique, le type de réacteur impliqué dans l'accident de Tchernobyl, utilise lui aussi de l'uranium naturel modéré au graphite mais c'est de l'eau qui sert de fluide caloporteur.

Le choix de l'uranium naturel comme combustible dans de nombreux réacteurs de première génération s'explique par deux considérations. D'abord il est inutile de l'enrichir, un processus complexe et mal maitrisé par la plupart des pays lors du lancement de leurs programmes nucléaires. Ensuite l'uranium naturel produit de grande quantité de plutonium, très utile pour les pays qui veulent développer des armes atomiques.
Mais l'uranium naturel présente aussi un inconvénient : comme la concentration en atome fissibles y est faible, il faut pour que la réaction en chaine ait lieu que très peu de neutrons soient absorbés par le modérateur. D'où le choix du graphite qui offre de bonnes performances de ce point de vue.



Les réacteurs à eau lourde


L'eau lourde, c'est à dire de l'eau dans laquelle tous les atomes d'hydrogène comptent un neutron, un électron et un proton, est aussi un modérateur performant utilisable avec de l'uranium naturel. Le plus souvent, l'eau lourde sert aussi de fluide caloporteur.
La plupart des réacteurs à eau lourde sont des CANDU de conception canadienne. Comme le graphite-gaz, cette filière est très proliférante : des réacteurs CANDU ont été impliqués dans le développement d'armes nucléaires par l'Inde et le Pakistan. La centrale de Dimona, pièce maitresse du programme nucléaire israélien, possède elle aussi un réacteur à eau lourde.

L'Advanced CANDU, un projet de réacteur de 3e génération, devrait utiliser de l'eau lourde comme modérateur mais de l'eau ordinaire comme fluide caloporteur.



Les réacteurs à eau bouillante


Ces réacteurs utilisent de l'eau ordinaire à la fois comme modérateur et comme fluide caloporteur. Comme l'eau a tendance à absorber des neutrons, il est indispensable que le combustible soit enrichi.

Les premiers réacteurs à eau bouillante (BWR en anglais) ont été conçus par General Electrics dans les années 50. Environ 17% des réacteurs nucléaires en service appartiennent à cette catégorie. Aujourd'hui GE, en partenariat avec Hitachi, continue à proposer des réacteurs à eau bouillante, c'est notamment le cas de l'ABWR (Advanced Boiling Water Reactor), qui devrait être construit en Grande Bretagne, et de l'ESBWR (Economic Simplified Boiling Water Reactor).
Areva développe également un réacteur à eau bouillant : le KERENA.



Les réacteurs à eau pressurisée


Last but not least, les réacteurs à eau pressurisée utilisent la même formule que les réacteurs à eau bouillante (uranium enrichi avec de l'eau ordinaire comme modérateur et caloporteur) mais l'eau est maintenue sous très forte pression de façon à rester liquide malgré la température très élevée dans le coeur du réacteur.
Le REP, PWR en anglais, a été inventé par Westinghouse dans les années 50. Le VVER est son équivalent russe. Les deux-tiers des réacteurs en service aujourd'hui s'appuient sur cette technologie. C'est notamment le cas de l'EPR (EPR signifie European Pressurized Reactor, réacteur à eau pressurisée européen) ou de l'ATMEA1, un réacteur de plus petite taille développé par Areva et Misubishi. Mais aussi de l'APR-1000 coréen ou de l'AP1000, réacteur de génération 3 proposé par Westinghouse (qui a depuis été rachété par le japonnais Toshiba).



Et demain, les réacteurs à neutrons rapides ?


L'avenir semble appartenir aux RNR, les réacteurs à neutron rapides (donc sans modérateur) entre autres parce qu'ils produisent moins de déchets et consomment moins d'uranium. Parmi les projets existants, on peut citer notamment ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration) : un RNR de 600MW refroidi au sodium qui doit voir le jour en France aux alentours de 2020 pour une exploitation commerciale vers 2030. Dans le passé, la France a déjà construit 3 réacteurs expérimentaux à neutrons rapides refroidis au sodium : Rapsodie, Phénix et Superphénix.
Des projets de réacteurs à neutrons rapides refroidis au gaz (GFR,Gas-cooled Fast Reactor) ou au plomb (LFR, Lead-cooled Fast Reactor) existent également.


Publié le 9 septembre 2016 par Thibault Laconde

Illustration : By Ludovic Péron (Own work) [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons

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2 commentaires :

  1. Pour les réacteurs à neutron rapide, il faut indiquer qu'en ce moment c'est la Russie et l'Inde qui sont les plus actifs, et semblent y croire le plus, la Russie ayant démarré puis connecté au réseau son BN-800 l'année dernière.
    Les Indiens eux ont fini de construire leur réacteur de 500 MW à Kalpakkam, mais progressent très précautionneusement pour le mettre en route. Normalement ce sera en début d'année prochaine (ils ont reporté le démarrage plusieurs fois cependant). Ils ont toutefois annoncé l'intention d'en construire 2 de plus.

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    1. Les RNRs à refroidissement sodium sont techniquement risqués car chaque type d'incident sur le circuit primaire est délicat à traiter: un métal (sodium) qui prend feu au contact de l'eau.
      Les réacteurs Thorium à sels fondus présentent une sûreté intrinsèque bien plus forte puisque le liquide peut être collecté en cas d'incident sur primaire. Cette techno bute sur le retraitement du sel fondu pour extraire les déchets de fusion. Mais sur le papier, c'est une techno non proliférante et stable. Le Thorium est en plus beaucoup plus abondant que l'uranium.

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