Pourquoi ne pas profiter de ce répit pour prendre un peu de recul ? La Grande Bretagne est, depuis l'origine, un acteur majeur du nucléaire mais ce qui commençait comme une épopée industrielle tourne aujourd'hui au cauchemar. Comment en est-on arrivé là ? Et n'y aurait-il pas quelque chose à en apprendre au moment où le secteur nucléaire français est lui-même en pleine restructuration ?
1956-1970 : la Grande Bretagne leader du nucléaire civil
Les britanniques ont l'habitude revendiquer la construction du premier réacteur nucléaire commercial. Certes le réacteur soviétique d'Obninsk a été connecté au réseau en 1954 mais il produisait moins de 5MW... Rien de comparable avec la centrale de Calder Hall, et ses 4 réacteur de 49MW, inaugurée par la reine le 17 octobre 1956 (ci-contre en 1973).
Les réacteurs de Calder Hall sont des Magnox - du nom de l'alliage à base de magnésium utilisé pour le gainage des barres de combustible. Il s'agit de réacteurs proches des UNGG que la France développe au même moment. Et comme en France, ils produisent aussi bien de l'électricité que du plutonium à usage militaire.
Au total, 24 Magnox seront construits au Royaume Uni entre 1956 et 1971 et deux autres seront exportés en Italie et au Japon.
Partie en tête, la Grande Bretagne conserve jusqu'à la fin des années 60 le plus important programme nucléaire civil au monde, à peu près à égalité avec les États-Unis mais loin devant l'URSS et la France. Ce n'est qu'en 1969 que le parc nucléaire américain dépasse celui du Royaume Uni.
La débâcle de l'AGR, le réacteur anglais de seconde génération
Mais à cette date, les difficultés de l'industrie nucléaire britannique ont déjà commencé. En 1965, la Grande Bretagne lance son réacteur de seconde génération, l'AGR (pour Advanced Gas-cooled Reactor). Contrairement à la France qui abandonnera quelques années plus tard l'UNGG au profit des réacteurs à eau pressurisée, les anglais persistent dans la filière graphite-gaz. L'industrie nucléaire britannique est alors pleine d'ambition et le ministre de l'énergie de l'époque, Frederick Lee, affirme qu'avec l'AGR, elle "a gagné le jackpot" : avant même sa construction, le réacteur est réputé très supérieur à ses concurrents américains. Il doit produire une électricité moins chère que les centrales à charbon dont dépend encore très largement le Royaume et, bien sur, il se vendra comme des petits pains à l'étranger. Le premier AGR, promet-il à la Chambre des Communes, entrera en service en 1970 à Dungeness dans le Kent.
En réalité le réacteur de Dungeness B est inauguré en 1983... Des problèmes techniques complexes sont apparus dès 1966 sur la chaudière et le bâtiment réacteur. Il faut presque 2 décennies et un budget multiplié par 4 pour en venir à bout.
Pourtant les gouvernements successifs, aussi bien travaillistes que conservateurs, s'accrochent à la filière graphite-gaz. Au total, 14 AGR seront construits, tous en Grande Bretagne. Le naufrage de Dungeness B a ruiné la réputation de l'industrie nucléaire britannique qui n'exportera plus jamais de réacteur.
Privatisation et disparition de l'industrie nucléaire britannique
Avec la privatisation de l'électricité, décidée par Margaret Thatcher en 1988, l'industrie nucléaire britannique se voit imposer un exercice de transparence inédit depuis sa création. On découvre alors que le Central Electricity Generating Board a dissimulé le coût réel de la filière notamment en sous-estimant le budget nécessaire aux démantèlements. Les incertitudes sont telles que le gouvernement Thatcher renonce à privatiser les centrales nucléaires. Il devient évident que l'électricité nucléaire est en réalité beaucoup plus couteuse que celle produite par les centrales à charbon. En 1990, une taxe est crée pour financer cet écart, elle fait augmenter les factures de 11%.
En 1996, les réacteurs les plus modernes sont finalement privatisés sous le nom de British Energy. Les vieux Magnox restent propriété d'une entreprise publique : British Nuclear Fuel Limited (BNFL).
Dans les années 90, l'industrie nucléaire britannique semble avoir une occasion de renaitre. L'AGR a enfin été abandonné et la construction d'un premier réacteur à eau pressurisée commence en 1987. Sizewell B est supposé être le premier d'une série de nouveaux réacteurs parmi lesquels on parle déjà d'Hinkley Point C.
En 1999, BNFL achète l'activité nucléaire de Westinghouse, l'entreprise qui a conçu le réacteur à eau pressurisée c'est-à-dire la technologie utilisée par les deux tiers des centrales en service dans le monde. L'année suivante l'entreprise publique reprend les activités nucléaires du suisse ABB. Un nouveau géant de l'énergie atomique semble brièvement se mettre en place...
Mais en réalité l'industrie nucléaire britannique s'enfonce dans la crise à partir du milieu des années 1990. D'une part, le gouvernement retire son soutien à la construction de nouvelles centrales. Cela conduit à l'abandon des projets de réacteurs à eau pressurisée : Sizewell B reste jusqu'à aujourd'hui unique en Grande Bretagne. D'autre part, le marché de l'électricité est encombré par la multiplication de centrales alimentées par le gaz de Mer du Nord et beaucoup plus compétitives que les centrales nucléaires.
En 2002, British Energy doit appeler le gouvernement à l'aide. L'entreprise est de facto renationalisée avant d'être rachetée par EDF en 2009. De son coté, BNFL est démantelé et disparaît elle aussi en 2009, trois ans après la revente de Westinghouse à Toshiba.
Un demi-siècle après ses débuts, l'industrie nucléaire britannique cesse d'exister. Lorsque le gouvernement Blair parle de "renaissance du nucléaire", il n'a plus d'autre choix que de faire appel à des entreprises et des capitaux étrangers.
La morale de l'histoire ?
On peut tirer beaucoup de leçons du naufrage de l'industrie nucléaire britannique. Voici celles que je retiens :
- Les filières industrielles sont mortelles,
- Un réacteur mal conçu peut à lui seul couler une industrie florissante,
- S'entêter dans des voies sans issues ou tenter de dissimuler la réalité sont des réactions naturelles en situation d'échec mais elles ne font qu'aggraver les choses à long-terme,
- Posséder une part importante de nucléaire dans son mix électrique (la Grande Bretagne est 2e du G20 pour cet indicateur derrière la France) n'est pas suffisant pour assurer la pérennité du secteur.
Publié le 2 septembre 2016 par Thibault Laconde
Merci pour cet excellent article (comme toujours!).
RépondreSupprimerAu delà de l'aspect économique du nucléaire, il y a le volet défense et la dissuasion.
Sur la partie dissuasion, l'Angleterre tout comme la France ont un arsenal qui n'a plus vocation à augmenter, et si c'était de nouveau le cas, les stocks de plutonium sont largement suffisants. Donc plus besoin de nucléaire civil pour produire du plutonium.
Coté sous-marins, le marché n'est pas si gros que ça, et les réacteurs n'évoluent pas beaucoup. J'avais lu que Hinkley Point C était aussi là pour relancer cette industrie en Grande Bretagne. Peut être à cause de l’arrêt du projet franco-anglais Future Attack Submarine. Mais avec les chinois dans la boucle, ça se complique...
Et pour les quelques sous-marins à acheter dans les prochaines décennies, le coût d'Hinkley Point C pour les anglais est disproportionné. Comme les australiens, ils pourraient passer par des fournisseurs non nationaux.
D'ailleurs, si au lieu de construire des monstres comme l'EPR, on avait travaillé sur des réacteurs plus petits, la synergie avec l'industrie de défense aurait été plus forte.
Reste les porte-avions à propulsion nucléaire: vu le coût, va t-on encore en construire?
Les conditions ont aussi beaucoup changées: URSS et OTAN ont vécus, et c'est à présent sur des moyens d'intervention plus ponctuels et non nucléaires que se porte l'effort.
A mon humble avis, si la Grande Bretagne arrête définitivement Hinkley Point C, et qu'elle tire un trait final sur le nucléaire civil, c'est que les militaires ont donné un avis favorable.
Hinkley Point C est probablement la dernière opportunité de construction d'un réacteur civil en Grande Bretagne.
Et c'est donc le coût au kWh qui devient le critère principal, ce qui ne lui est pas favorable.
Ce commentaire repose sur un point de départ qui est une monumentale erreur : Le militaire n'a jamais eu besoin du civil pour son plutonium !
SupprimerLes réacteurs UNGG en France n'ont jamais servis à fabriquer du plutonium pour une bombe, et les réacteurs Magnox n'ont été utilisés qu'une seule fois pour cela, dans un unique essai destiné à prouver que oui on pouvait réussir à faire une bombe avec du plutonium de qualité non militaire, mais avec un cycle raccourci pour avoir beaucoup moins de Plutonium 240 qui empoisonne les bombes. Comme le rechargement en ligne des Magnox n'a jamais été opérationnel, ce genre d'utilisation n'était pas du tout efficace économiquement et n'a jamais été fait par la suite.
On remarquera Wohstetter l'un des pères de la dissuasion nucléaire aux US, poussant pour plus de bombes, inspirateur des néocon, ainsi que du personnage du docteur Folamour, était complètement contre le nucléaire civil.
De fait la *grande majorité* des pays dans le monde qui ont ou construisent des réacteurs nucléaire n'ont pas de nucléaire militaire ! Faisons la liste : Argentine, Arménie, Bengladesh, Biélorussie, Belgique, Brézil, Bulgarie, Canada, République Tchéque, Finlande, Allemagne, Hongrie, Japon, Mexique, Pays Bas, Roumanie, Slovakie, Slovénie, Afrique du Sud, Espagne, Suisse, Turquie, Ukraine, Emirats Arabe Unis. Au contraire Israël et Corée du nord se sont lancé dans la bombe sans se préoccuper d'avoir du nucléaire civil.
Pour le coût au kWh, ce qui compte est le coût système, y compris donc le coût pour prendre en charge le moment où les renouvelables ne produisent pas, et les renforcements réseaux nécessaire avec les renouvelables. Et celui-là reste très favorable au nucléaire.