Des réacteurs nucléaires vont-ils être arrêtés à cause de la canicule ?

Vous l'avez certainement remarqué, nous entrons dans une semaine torride : les météorologues nous annoncent des températures au-delà de 40°C avec un point culminant jeudi...
Nous allons souffrir de la canicule : à Paris, les nuits de mardi à dimanche ne devraient pas descendre sous les 20°C, seuil au-dessus duquel les effets physiologiques et psychologiques de la chaleur se multiplient. La chaleur a aussi des impacts négatifs sur les machines - de la dégradation des rendements jusqu'à un risque accru d'incident sur les réseaux ferroviaires. Parmi ceux-ci, il y en a un qui m'intéresse particulièrement, c'est l'indisponibilité des réacteurs nucléaires.

Il y a quelques jours, j'ai posé la question à mes followers sur Twitter : à votre avis, est-ce que la vague de chaleur va obliger EDF à arrêter des réacteurs ? La réponse a été majoritairement "non".

Je prends le pari inverse : je pense que des réacteurs nucléaires vont être mis à l'arrêt cette semaine. Voici pourquoi.

Spoiler alert : je me suis trompé, la canicule de juin 2019 n'a pas entrainé d'arrêt de réacteur. Voir cet article publié début juillet pour quelques explications et la suite de cette réflexion.



Au fait, pourquoi les réacteurs nucléaires s'arrêtent lorsqu'il fait chaud ?


Commençons par le commencement. Depuis le début des années 2000, il est devenu assez fréquent que des réacteurs nucléaires soient mis à l'arrêt en France pendant les périodes de fortes chaleurs. En 2018, par exemple, 4 réacteurs ont été arrêtés pour cette raison pendant la première quinzaine d'août :
  • Saint Alban 1 : arrêté le 2 août, redémarré à midi, arrêté à nouveau le 3 août jusqu'au 8 août.
  • Bugey 2 : arrêté du 3 au 8 août
  • Bugey 3 : arrêté le 4 août jusqu'au 9 août
  • Fessenheim 1 : arrêté du 4 au 11 août
Mais pourquoi au juste ces réacteurs ont-ils été mis à l'arrêt ?

La chaleur peut avoir de multiples effets sur une centrale nucléaire, mais ce qui oblige aujourd'hui les réacteurs français à s'arrêter lorsqu'il fait trop chaud c'est la réglementation des rejets thermiques.
Un réacteur nucléaire utilise de l'eau pour se refroidir, lorsque celle-ci est prélevée puis rejetée dans un fleuve, cela peut élever sa température de plusieurs degrés. Pour préserver la faune et la flore, la température en aval des centrales nucléaires est réglementée. Naturellement pendant une vague de chaleur la température du fleuve en amont augmente et il devient plus difficile de respecter les seuils imposés en aval.

Quels sont ces seuils ? Ils sont déterminés au cas par cas dans l'arrêté fixant les limites de rejets dans l'environnement des effluents liquides et gazeux de chaque installation nucléaire. Je vous ai compilé ci-dessous les règles pour chacune des centrales françaises :


(Si la carte ne s'affiche pas, cliquez ici

Malgré les spécificités de chaque "installation nucléaire de base", on peut dégager des grandes lignes :
  • Pour les centrales situées sur la Loire : elles ne doivent pas réchauffer l'eau du fleuve de plus de 1°C ou, sous conditions, 1.5°C.
  • Pour les centrales situées sur d'autres fleuves, une valeur limite est en outre fixée pour la température avale. En général, il s'agit de 28°C pour la période estivale (pour Fesssenheim, Cattenom, Chooz, Saint-Alban, Cruas, Tricastin, Golfech...) mais pas toujours : Bugey est à 26°C et Blayais à 30°C. Des dérogations, souvent jusqu'à 29°C, sont possibles lors de "situations climatiques exceptionnelles" si RTE, le gestionnaire du réseau électrique, en fait la demande.
  • Pour les centrales situées sur l'océan, la réglementation est beaucoup plus tolérante et autorise un échauffement de 12 à 15°C.
Un autre facteur important est la présence ou non de tours de refroidissement. Celles-ci permettent d'évacuer tout ou partie de la chaleur avant que l'eau retourne au fleuve ou à la mer, les centrales équipées sont donc moins sensibles aux grands chauds. Sur la carte ci-dessus, les centrales qui ne sont pas équipées de tours aéroréfrigérantes sont représentées par des plots rouges, les autres par des plots bleus.

Avec ces deux informations, il n'est pas très difficile d'identifier les centrales nucléaires qui ont le plus de risque d'être mises en difficulté par la canicule de cette semaine : Saint-Alban, Bugey et Tricastin dans la vallée du Rhône, Fessenheim en Alsace et éventuellement Blayais sur l'estuaire de la Gironde.
Au moment où j'écris 11 réacteurs sur les 16 que comptent ces installations sont en fonctionnement : Blayais 3 est à l'arrêt depuis le 25 mai, Bugey 3 (un des deux réacteurs sans aéroréfrigérants de la centrale) depuis le 22 mars, Fessenheim 2 depuis le 25 mai, Tricastin 1 depuis le 1er juin et Tricastin 3 depuis le 7 juin.

 

Comparaison avec la vague de chaleur d'août 2018


Revenons au titre de cet article : peut-on prévoir si certains de ces 11 réacteurs devront être mis à l'arrêt à cause de la canicule à venir ?
Cette question revient à la suivante : peut-on à partir des données météorologiques récentes et des prévisions déterminer si les limites de température fixées par la réglementations ont des chances d'être atteints ?

Une première façon d'approcher cette question consiste à comparer les températures annoncées pour cette semaine avec celles qui ont précédé l'arrêt de ces réacteurs dans le passé.
Regardons donc ce qu'il s'est passé en 2018 :
Température à Saint-Alban, Bugey et Fessenheim lors des arrêts de réacteurs nucléaires pendant la vague de chaleur d'août 2018
Période d'indisponibilité et températures moyennes journalières au niveau de la centrale pendant l'été 2018
(Cliquez sur l'image pour aggrandir)


Une première constatation : les températures associées à l'arrêt des réacteurs en 2018 sont du même ordre ou plus basses que celles qu'on nous promet pour cette semaine. A Saint-Alban par exemple, le 4 août 2018, jour le plus chaud de l'été, la température moyenne de la journée était de 28.4°C avec une pointe à 34.8 à l'heure la plus chaude, le 28 juin 2019. Au pic de la vague de chaleur actuelle, la centrale devrait connaître une température moyenne de 29.5°C avec un maximum à 38°C.


L'exemple de Saint-Alban


Continuons à nous intéresser au cas de Saint-Alban. On peut comparer la montée en température en juillet-août 2018 et celle, en cours, de juin 2019 :

Comparaison des vagues de chaleur d'aout 2018 et de juin 2019 (en cours) pour la centrale nucléaire de Saint-Alban
Comparaison des vagues de chaleur de juillet-août 2019 et de juin 2019 à Saint-Alban
Ce graphiques représente, d'une part, les températures moyennes lors des jours précédents l'arrêt de Saint-Alban 1 en 2018 et, d'autre part, les température des derniers jours complétées des prévisions pour la semaine prochaine. Les deux séries ont été placées de façon à ce que leurs maximums (le 4 août 2018 et le 28 juin 2019) soient alignés.
On voit que, à Saint-Alban en tous cas, la vague de chaleur de 2019 devrait être plus sévère que celle de l'année précédente. Cependant les jours précédents auront été plus frais.

L'inertie thermique du Rhône va donc être déterminante : si elle est faible, c'est-à-dire si la température du fleuve augmente rapidement avec la température de l'air, la centrale de Saint-Alban devra probablement arrêter au moins un de ses réacteurs dans les prochains jours. Si au contraire le fleuve a une inertie élevée, l'arrêt interviendra plus tard, voire pas du tout.
Je n'ai a priori aucune idée de l'ordre de grandeur ici. Mais les arrêts de 2018 interviennent une semaine environ après une brève periode fraiche ce qui m'amène à penser que la température des fleuves varie assez rapidement.

Pourrait-on avoir une évaluation plus précise dans le cas de Saint-Alban ? Pourquoi pas : il y a justement une station hydrographique à Chasse, une vingtaine de kilomètres en amont de la centrale nucléaire. Ou plutôt il y avait : les données de température s'arrêtent en 1979, mais qu'importe : avec une dizaine d'année de relevés, nous pouvons déjà nous faire une idée du comportement du Rhône face à une variation de température.

Voici par exemple représenté sur le même graphe la température moyenne journalière du Rhône à Chasse et la température de l'air pour le mois de juin 1979 :
Evaluation de l'inertie thermique du Rhône au niveau de la centrale nucléaire de Saint-Alban
Température de l'air et de l'eau à proximité de la centrale de Saint-Alban au mois de juin 1979
On voit que lorsque la température de l'air est tombée puis remontée autour du milieu du mois de juin 1979, la température de l'eau a suivi avec seulement un léger décalage - de l'ordre de quelques jours. Il semble donc que l'inertie thermique du Rhône au niveau de Saint-Alban soit assez faible. En fait, la moyenne glissante sur 4 jours de la température de l'air donne une bonne approximation de la température de l'eau.
Si on suppose que l'on peut évaluer de cette façon la température du Rhône de nos jours à la hauteur de Saint-Alban, celui-ci devrait atteindre jeudi ou vendredi la température qu'il avait en 2018 lorsque le réacteur 1 a dû être arrêté.


Conclusion (et à quoi sert cette réflexion)


Si les prévisions météorologiques se confirment, la vague de chaleur de cette semaine devrait amener des conditions hydroclimatiques au moins aussi dégradées que celles d'août dernier et donc entrainer l'arrêt d'au moins un des deux réacteurs de la centrale nucléaire de Saint-Alban, probablement vendredi 28 avec un léger retard sur le pic de la canicule.

Qu'en est-il des autres installations ? On pourrait reproduire le même raisonnement mais je ne l'ai pas fait (pour être honnête, je médite sur cet article depuis quelque temps déjà mais je pensais avoir encore un bon mois avant de le sortir, l'actualité m'a rattrapé...). Il y a cependant de bonnes chances qu'il aurait conduit à des résultats similaires.
Si c'est le cas, Fessenheim où un réacteur sur deux est déjà à l'arrêt évitera sans doute les problèmes. Les centrales de Blayais et Bugey ont chacune un réacteur à l'arrêt qui devrait reprendre du service dans la semaine, une solution serait peut-être de retarder leur démarrage. Ce n'est pas évidemment que cela suffirait dans le cas de Bugey qui, l'année dernière avait dû arréter ses réacteurs 2 et 3, tout deux dépourvus d'aéroréfrigérants. Le Tricastin de son coté est passé entre les gouttes en 2018 mais seul son réacteur n°4 était en service au moment de la vague de la chaleur comme deux fonctionnent actuellement il est possible qu'un arrêt soit nécessaire.

Au total peut-être 1 à 3 arrêts. Ce n'est pas une certitude, évidemment, plutôt une supposition éclairée.

Ces indisponibilités, si elles se réalisent, ne devraient pas avoir de répercussions trop dommageables : en ce moment, la consommation d'électricité est  très en dessous de son maximum et nous devrions pouvoir nous passer sans risque de quelques réacteurs.

Si vous êtes arrivés jusqu'ici, d'abord laissez-moi vous féliciter et ensuite répondre à la question que vous vous poser certainement : pourquoi vous assommer avec un article de 10.000 caractères si le phénomène est finalement bénin ?

En réalité, ce n'est pas la semaine prochaine qui m'intéresse mais le demi-siècle à venir : Comment répondre à la demande d'électricité en été dans quelques décennies ? Faut-il renforcer les liaisons électriques vers le sud-est de façon à pouvoir faire face à des indisponibilités récurrentes des centrales nucléaires de la vallée du Rhône ? Où placer les futurs réacteurs en fonction de l'évolution du climat ? Voilà des questions qui semblent cruciales pour la politique énergétique française, EDF, RTE et finalement notre économie dans son ensemble...
Même avec les fermetures qui pointent à l'horizon, beaucoup de nos réacteurs nucléaires seront encore là en 2030 ou 2040. D'ici-là le climat aura continué à dériver : les modèles climatiques montrent que même si nous réduisons drastiquement nos émissions, le résultats ne se verront que dans la seconde moitié du XXIe siècle. Si, comme je tente de le faire ici, il est possible d'établir un lien entre la température, pour laquelle nous disposons de projections locales, et la disponibilité du parc nucléaire alors il devrait être possible d'anticiper finement les effets du changement climatique sur ce volet de la production électrique française.

Nous verrons...


Les données utilisées dans cet article proviennent de :
  • ERA5 pour les historiques météos
  • forecast.io pour les prévisions
  • eaufrance.fr pour la température des cours d'eau 
  • RTE pour l'état des réacteurs


Publié le 24 juin 2019 par Thibault Laconde

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1 commentaire :

  1. Cela fait plusieurs années que je suis ce blog et je partageai jusqu'à l'été dernier toutes les analyses présentées.
    Peut être aussi le fait d'avoir eu à peu près la même formation technique.
    J'avais quand même des doutes sur des externalités impactant fortement le secteur de l'énergie jusqu'à ce que je tombe sur le livre de Pablo Servigne "Comment tout peut s'effondrer". Ce que présente ce livre est une vision transverse multi disciplinaire des risques systémiques auquel nous allons être confronté un jour ou l'autre.
    Quand on fait une analyse énergie/climat, on a une autre vision que si on fait une analyse de tous les paramètres: eau, minerai, agriculture, climat, finance, énergie, pollution, démographie, etc...
    Le point est qu'on va prochainement butter sur les limites finies de la planète.
    Les signaux sont de plus en plus perceptibles (telles les secousses sismiques avant l'éruption) :
    - incapacité des politiques à corriger la trajectoire (3 ans après la COP21 rien ne s'est passé dans le monde et la démission de Nicolas Hulot est par excellence l'aveu d'impuissance)
    - montée de la grogne: Gillets Jaunes, L'affaire du siècle (procès d'inaction climatique à l'état)
    - montée des tensions internationales
    - situation très tendue de la finance (dette publique et privée)
    - catastrophes climatiques de plus en plus graves
    Si la crise systémique se déclenche, la plupart des états vont disparaitre et être remplacés par des bandes armées faisant régner le calme (c'est du déjà vu récent).
    Les autres pays vont être occupés à maintenir l'ordre et assurer les fonctions vitales: eau potable, acheminement de la nourriture, minimum vital d'électricité.
    Pas de chance pour nous, les pays qui vont être les premiers a devenir instables sont les pays qui nous fournissent l'uranium. Et comme nos armées auront du boulot à la maison, pas question de les déployer à l'étranger. Juste pour illustrer: un mouvement Gillets Jaunes 10x plus important qui casse tous les jours.
    En fait au lieu de privatiser l'hydraulique et de nationaliser le nucléaire, il faudrait juste faire l'inverse: garder une ressource qui assurera le minimum pour maintenir la société. On sera bien quand il sera difficile de s'approvisionner en uranium et que les sociétés privées mettront le prix qu'elles veulent sur l'hydraulique.
    A mon avis: si on veut faire un vrai test de résilience, il faut imaginer la moitié de la planète en guerre (commerciale et ou en conflit militaire), un approvisionnement en pétrole (et gas?) divisé par 2 en raison des conflits, des piratages de navires, etc, et tester si la solution proposée tient le choc dans ces conditions.

    Quand on regarde le monde en multi-disciplinaire on voit bien que rien ne va se passer comme on se l'imagine aujourd'hui. Il y a du gros mauvais temps pour toute la planète devant nous.
    Pas dans 50 ans, surement avant 10 ans, et peut être tout prochainement (Donald ne tire pas sur l'Iran STP ;:) )

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