Revoir la réglementation des rejets thermiques pour les centrales nucléaires : pourquoi et comment ?

Il y a quelques jours, comme avant chaque été, EDF a tenu une conférence de presse pour évoquer les effets du changement climatique sur le parc électrique. A cette occasion, l'électricien a annoncé qu'il souhaite un assouplissement de la réglementation des rejets thermiques pour ses centrales nucléaires.

Cela fait déjà quelques temps que je voulais vous parler de cette révision. De mon point de vue elle est devenue inévitable après l’été 2022, et si le sujet est condamné à susciter toutes sortes de polémiques et de positions outrancières, je crois qu'il est aussi possible de parvenir à un solution raisonnable... Et peut-être, au passage, de s'entrainer à répartir efficacement des ressources que le changement climatique rend de plus en plus rares.

Alors, sans plus attendre sautons à deux pieds sur l'occasion...

Les rejets thermiques pour les nuls

Je vais commencer par resituer le cadre technique et juridique de la discussion. Si vous êtes un habitué, vous pouvez probablement passer directement au prochain paragraphe : ce sont des choses dont j'ai déjà parlé dans plusieurs articles.

Le refroidissement des centrales nucléaires entraine un transfert de chaleur vers l'extérieur, en particulier vers les milieux aquatiques - fleuve ou mer selon les cas. La réglementation des rejets thermiques encadre ces opérations. Le cas le plus contraignant, et celui qui va nous intéresser principalement, est celui des centrales situées à l'intérieur des terres et dépendantes de fleuves. Dans ce cas, la réglementation prend généralement la forme d'une température maximale en aval et d'un échauffement maximal entre l'amont et l'aval.

La centrale nucléaire de Belleville utilise la Loire comme source d'eau de refroidissement
La centrale nucléaire de Belleville utilise la Loire
comme source d'eau de refroidissement (source

En pratique, la limite d'échauffement impose un débit minimal du fleuve. A puissance égale, les rejets de chaleur d'une centrale sont à peu près constant. La seule façon de limiter l'échauffement sans baisser la production est donc d'avoir un débit suffisant pour diluer l'eau réchauffée déversée dans le fleuve.

La limite de température en aval peut, elle, se traduire par une limite de température en amont : elle doit être inférieure à la température maximale autorisée en aval augmentée de l'échauffement produit dans les conditions de débits du moment.

Bref, contrairement à ce qu'on pourrait croire, la réglementation des rejets thermiques n'encadre pas la façon dont la centrale fonctionne. En réalité, elle encadre les conditions météorologiques et hydrologiques dans lesquelles une centrale nucléaire peut fonctionner.

Côté juridique comment ça se présente ? Les limites de température sont fixées pour chaque centrale nucléaire via un arrêté, c'est-à-dire le niveau le plus bas dans la hiérarchie des normes. D'un point de vue administratif, ces textes sont très faciles à modifier.

Les valeurs peuvent varier largement, sans que la raison soit toujours très claire :

 

Il y a cependant une inspiration commune : la fameuse directive européenne de 1978 sur "la qualité des eaux douces aptes à la vie des poissons". Celle-ci fixe une température maximale de 28°C et un échauffement maximale de 3°C pour les grands fleuves de plaine. Mais comme toutes les directives européennes, il s'agit d'objectif de résultat destinés aux Etats-membres, ceux-ci restent libres des moyens mis en œuvre pour les atteindre et la directive ne créé pas directement d'obligation pour EDF ou n'importe quel autre utilisateur des fleuves.

La fin peu glorieuse de la réglementation mise en place après la canicule de 2003

La France a donc un objectif de résultat sur la température des fleuves mais les règles applicables aux centrales nucléaires ne sont pas gravées dans le marbre. Elles ont changé dans le passé. En particulier, elles ont déjà été largement adaptées depuis les canicules de 2003 et 2006. C'est justement ce régime qui est arrivé en fin de vie il y a un an, au début de l'été 2022.

Rappelons que, lors de la canicule de 2003, la France était passée près du black-out. Cette "catastrophe évitée de peu" (pour reprendre le terme de la Commission d'enquête du Sénat) a inspiré une révision de la réglementation applicable à la plupart des centrales nucléaires. Pour préparer des étés de plus en plus défavorables, la réglementation post-2003 innove en permettant un assouplissement des limites de rejets thermiques lorsque des tensions sur l'approvisionnement en électricité le justifient.
Par exemple, la température maximale en aval de Golfech est normalement limitée à 28°C mais, depuis la révision de son arrêté de rejets en 2006, elle peut fonctionner jusqu'à 30 si RTE le demande ou si c'est nécessaire pour assurer l'équilibre du système électrique.
 
Pendant une vingtaine d'années, ce mécanisme n'a été utilisé qu'une seule fois (en 2018). Mais en 2022, patratra : pour la première fois une vraie situation de tension se présente, avec la guerre en Ukraine et les soucis de corrosion du parc nucléaire, et l'été s'annonce chaud et surtout sec... Va-t-on enfin utiliser la flexibilité prévue par la réglementation ? Non, EDF préfère demander de façon préventive la suspension de la réglementation. Demande acceptée par l'ASN et entérinée par le gouvernement.
 
Le mécanisme imaginé suite à la canicule de 2003 est un échec : inutilisé pendant des années et vite écarté précisément quand il aurait du servir. Une révision de la réglementation des rejets thermiques des centrales nucléaires était donc inévitable. Et même souhaitable pour éviter de se retrouver dans la même situation à l'avenir.
 
La question dès lors est : comment fixer efficacement les nouvelles règles ? A mon avis, cela nécessite de répondre à 3 questions.

Question 1 : techniquement, jusqu'à quelle température et quel débit la centrale peut-elle fonctionner ?

Imaginons que les arrêtés de rejets soient abolis, les centrales nucléaires ne seraient pas pour autant capables de fonctionner dans n'importe quelles conditions de chaleur et de sécheresse. Contrairement à ce qu'on entend souvent, il existe bien des limites techniques de fonctionnement en température et en débit.

En particulier, le circuit de refroidissement doit avoir une température suffisamment basse pour condenser la vapeur après son passage dans la turbine. Aux pressions ordinaires, la condensation se fait autour de 100°C, ce qui laisse de la marge... Mais dans une centrale électrique, le condenseur doit être maintenu a très basse pression. Quand la température de l'eau de refroidissement augmente, la température du condenseur augmente aussi et avec elle la pression de vapeur saturante (la pression minimale pour que l'eau se condense). Si celle-ci dépasse la pression maximale admissible au condenseur, ça ne marche plus. Dans ce cas, il n'y a pas d'autres solutions que de baisser ou d'arrêter la production d'électricité.

A ma connaissance, en France, il n'y a jamais eu de perte de vide au condenseur causée par une température excessive. Mais il existe des exemples de ce type d'incident à l'étranger, par exemple dans les centrales d'Asco (Espagne), Pickering et Darlington (Canada) pendant les vagues de chaleur de 2003.

De façon encore plus évidente, il existe un débit en-dessous duquel une centrale ne peut plus fonctionner. Au mieux, c'est le débit prélevé, mais il peut être significativement plus élevé, par exemple si un débit minimum est nécessaire aux prises d'eau.

Il parait assez évident que la réglementation ne devrait pas autoriser le fonctionnement d'une centrale dans des conditions de chaleur et d'étiage où elle ne peut techniquement pas fonctionner. Pour ne citer qu'une seule raison, à laquelle vous n'auriez peut-être pas pensé : cela rendrait les indisponibilités des centrales nucléaires beaucoup plus difficiles à prévoir. Le chapitre climat des Futurs Energétiques 2050 de RTE, à date la seule étude publique de l'impact du changement climatique sur le parc nucléaire français, ne serait par exemple plus possible. 

Le fonctionnement de Saint-Alban est régulièrement perturbé parce que le débit du Rhône ne lui permet pas de respecter l'échauffement maximal autorisé par son arrêté de rejets
Le fonctionnement de Saint-Alban est régulièrement perturbé parce que le débit du Rhône ne lui permet pas de respecter l'échauffement maximal autorisé par son arrêté de rejets (source)

Question 2 : quels extrêmes de débits et température s'attend-on à rencontrer ?

Un argument central d'EDF pour réviser les limites en vigueur est qu'elles ne correspondent plus aux conditions environnementales actuelles. Soit, mais alors quelles sont les conditions actuelles ?

EDF fait en permanence et depuis des décennies des relevés de température et de débit au niveau de ses centrales et dispose d'un service de climatologie depuis les années 90 mais ne publie que le strict minimum de ses résultats. A un moment pourtant, il va falloir montrer son jeu : quels sont les chaleurs et étiages extrêmes que l'exploitant anticipe pour chaque centrale nucléaire à climat actuel ? Ces prévisions sont-elles réellement incompatibles avec la réglementation existante ?

Si ce n'est pas le cas, la demande de révision n'a pas lieu d'être.

Si les études réalisées par EDF montrent que l'évolution des températures et des débits au niveau des centrales est incompatible avec les limites actuelles, ou va le devenir à court-terme, alors c'est effectivement un argument fort en faveur de leur révision. Dans ce cas, ces projections fournissent, après les extrêmes techniques, une deuxième borne possible pour les seuils réglementaires : en effet, il est a priori inutile d’autoriser le fonctionnement dans des conditions de température et de débit que l'exploitant estime ne pas devoir être atteintes.

Pour énoncer une évidence, il n'est pas possible de minimiser systématiquement les effets de la chaleur et du manque d'eau sur le parc électrique et en même temps d'invoquer le changement climatique pour demander un assouplissement de la réglementation des rejets thermiques. Et face à la dissonance du discours, on ne peut pas s'empêcher de se demander de quel côté se placent les hypothèses climatiques utilisées dans la conception et les études de sureté. Je pense que sur ce sujet EDF a déjà trop retardé son examen de conscience.

Question 3 : quels seront les effets sur le système fleuve ?

Souvent, c'est ici que la discussion commence mais pour moi cette question vient bien dernier. Après- tout peut-être qu'une fois les extrêmes techniques et les projections étudiés, on s'apercevra que la marge de manœuvre et/ou le besoin d'assouplissement sont inexistants ou minimes...

Dans le cas où une révision significative serait à la fois possible techniquement et nécessaire au regard du climat actuel et futur, il faudra bien poser la question de l'impact sur les autres utilisateurs du fleuve. C'est une question trop vaste pour la traiter entièrement ici, mais je voudrais au moins rappeler qu'elle ne se limite pas à des préoccupations écologiques.

Prenons les autres industries qui utilisent le fleuve pour leur refroidissement. Elles sont elles aussi soumises à des limites de rejets thermiques. Si une centrale nucléaire peut réchauffer l'eau au-delà de la limite de droit commun, potentiellement cela signifie que l'on autorise EDF à mettre à l'arrêt les industries qui se trouvent en aval, même si leur besoin de refroidissement est beaucoup plus réduit. C'est un cas d'école d'externalité négative, évidemment difficilement acceptable pour les entreprises qui le subirait. Et, au bilan, si on facilitait le fonctionnement d'une centrale nucléaire au détriment d'autres industries en aval - rafinerie, aciérie, chimie, ou autres, est-ce qu'on ne perdrait pas plus qu'on ne gagne ?

Il est normal qu'EDF ne voit que ses installations mais le pouvoir politique, qui prend les arrêtés de rejets, est garant de l'intérêt général. Avant de réviser ces seuils température, il faut lever les yeux de la centrale nucléaire et regarder l'ensemble des enjeux hydrologiques, écologiques et économiques.

Les limites de rejets thermiques ne sont pas réservées aux installations nucléaires : pendant l'été 2022, le fonctionnement de la centrale thermique à gaz de Martigues a aussi été perturbé par la chaleur
Les limites de rejets thermiques ne sont pas réservées aux installations nucléaires : pendant l'été 2022, le fonctionnement de la centrale thermique à gaz de Martigues a aussi été perturbé par la chaleur (source)

 

Préparer le monde qui vient

Vous aurez compris que la réglementation des rejets du nucléaire n’est pas simple, elle aggrege des questions climatiques, industrielles et écologiques. Mais je crois que la grille d'analyse proposée - marge d'ajustement, besoin d'ajustements, impacts des ajustements - peut aider à arriver à une solution raisonnable. Elle permet aussi de présenter cette question lourde d'arrière pensée politiques pour ce qu'elle est : une discussion avant tout technique. 

Au fond la question est celle du partage de l'eau et de la capacité de refroidissement. Ces ressources autrefois suffisantes s'amenuisent sous l'effet du changement climatique. Ce n'est pas la dernière fois que cela va arriver... L'histoire des prochaines décennies sera en grande partie déterminée par notre capacité à  répartir ces ressources de façon efficace, en termes de résultats mais aussi de processus de décision : il faut viser un optimum technique et en même temps susciter l'adhésion, ou au moins limiter les frustrations.

Ces questions vont se présenter d'abord sous la forme de petit dilemmes, et la réglementation des rejets thermiques en est un, puis d'arbitrages de plus en plus douloureux. Autant apprendre dès à présent à les gérer, cette expérience sera précieuse...

Publié le 31 mai 2023 par Thibault Laconde

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