Comment EDF se prépare aux effets du changement climatique pour le secteur électrique (entretien)

Comme vous le savez, je travaille en ce moment sur l'utilisation des projections climatiques par les entreprises et les organismes publics. Je m'intéresse particulièrement au secteur de l'énergie. D'abord parce qu'on ne se refait pas, ensuite parce que ses activités dépendent souvent directement de paramètres climatiques et que ses infrastructures sont conçues pour être exploitées plusieurs décennies et doivent donc être en mesure de supporter le climat futur.
J'ai eu l'occasion d'échanger sur ce sujet avec Sylvie Parey, ingénieure de recherche au sein du département Optimisation, Simulation, Risques et Statistiques (OSIRIS) de la R&D d'EDF. Je vous propose la restranscription de cette discussion :

Est-ce que vous pouvez commencer par expliquer votre parcours et l'historique de la prise en compte du climat par EDF ?

J'ai été embauchée par EDF en 1989 pour travailler sur les questions de changement climatique. Dès
1990, il y a eu un premier conseil scientifique qui a recommandé à EDF de s'intéresser à la question du climat et d'essayer d'en anticiper les impacts éventuels sur ses activités. A l'époque les premiers projets qui avaient été lancés étaient plutôt des projets en collaboration étroite avec la recherche académique pour bien comprendre le système climatique : quelles pourraient être ses évolutions ? Quelle est la part de la variabilité naturelle et celle du changement climatique ? Quelles sont les rétroactions positives ? Et, à coté de ces questions, est-ce qu'il est possible de faire de la prévision à plus long-terme, sur une saison par exemple ?

Des années 90 au début des années 2000, nous avons fait du développement de connaissance, de la mise en place de méthodologie plus que des applications dans l'adaptation. Même dans la communauté scientifique, à cette époque-là, on était beaucoup plus sur l'atténuation que l'adaptation. Il y a eu une toute première étude d'impact à la fin des années 90 sur l'hydrologie et la thermie d'un fleuve, avec des outils qui étaient encore assez frustres à l'époque mais qui ont donné des tendances qui se sont confirmées par la suite. Les tempêtes de 99, même si elles ne peuvent pas être reliées au changement climatique, nous ont amenés à travailler sur la caractérisation des phénomènes extrêmes. J'ai notamment travaillé avec un professeur de mathématique de l'université d'Orsay pour adapter les méthodes statistiques d'estimation des extrêmes dans le cas de phénomènes non-stationnaires.

Est arrivée la canicule de 2003. On a vu se réaliser ce qu'on avait anticipé : les vagues de chaleur plus fréquentes, plus intenses avec des conséquences sur la température de l'eau, les débits et la production… La canicule a mis au goût du jour ces questions qui étaient restées jusque là dans le domaine de la veille scientifique. Les directions opérationnelles et notamment la direction en charge du parc nucléaire ont montré un intérêt accru pour la prise en compte du changement climatique dans les processus opérationnels. En 2004, on a lancé une série de projets sur l'adaptation qui se continuent jusqu'à aujourd'hui.

Pendant cette canicule de 2003, justement, quelles ont été les conséquences pour EDF ?

Des pertes de production essentiellement. Ce qui se passe pour le nucléaire, c'est que des contraintes réglementaires nous obligent à diminuer la charge lors des événements caniculaires : EDF est tenu de ne pas réchauffer trop les cours d'eau en aval des centrales. Certaines centrales ont des limites en différences de température entre l'amont et l'aval, d'autres ont des limites fixes avec des températures à ne pas dépasser en aval du site. En 2003, ces températures étaient déjà atteintes en amont !

Vous parlez de la réglementation des rejets thermiques. Est-ce que c'est la seule vulnérabilité d'une centrale nucléaire pendant un épisode de chaleur ou est-ce qu'il y en a d'autres ?

C'est la principale, effectivement. Suite à cet épisode on a évidemment pensé à la sureté nucléaire puisque les centrales ont été conçues dans des années où le climat n'était pas le même. EDF a lancé un programme pour le parc nucléaire en exploitation, le référentiel grands chauds. Pour la partie qui me concerne à la R&D, il s'agit de ré-estimer les températures extrêmes en tenant compte des évolutions climatiques en cours et en couvrant les prochaines décennies de façon à vérifier que les installations peuvent toujours produire en toute sécurité.

Centrale nucléaire avec tours aéroréfrigérantes (source)


Quand on regarde la littérature scientifique sur le sujet, on voit que le problème qui se pose notamment dans les pays nordiques est moins celle des rejets thermiques que celle du dimensionnement des condenseurs.

Tout à fait. Il y a eu suite à la canicule de 2003 et au vu des vérifications qui ont suivi des nécessités d'adaptation à la fois de la maintenance des condenseurs et éventuellement de rajouts de plaques pour accroitre l'efficacité des échanges.

Donc ces organes ont été redimensionnés en fonction…

Des températures qu'on a calculées, oui.

Et aujourd'hui à quel extrême de température est préparé le parc nucléaire ?

Ca dépend des sites, notamment des températures d'eau qui sont calculées pour chaque centrale en fonction des températures qui ont été observées. EDF a mesuré la température de l'eau en amont de ses centrales depuis 1977 donc on a des séries assez longues. En 2003, on était encore un peu juste pour étudier les extrêmes mais elles commençaient à être assez longues et on a pu faire des études d'estimation d'extrême pour chaque site. Ces évaluations ont été faites en 2004 à l'établissement du référentiel grand chaud et elles sont réévaluées périodiquement et notamment à chaque visite décennale ce qui permet éventuellement d'adapter la centrale pour tenir compte de l'évolution des températures.

Donc le dimensionnement est fait sur des températures passées ?

En fait on identifie les tendances sur les températures passées et on extrapole ces tendances de façon à estimer les extrêmes sur les prochaines décennies. Ca c'est pour le parc en exploitation, évidemment sur les nouveaux projets c'est différent. Sur le parc en exploitation on se place à des échéances relativement proches sur lesquelles, même s'il n’est jamais très satisfaisant en tant que scientifique de tirer des tendances, on peut faire l'hypothèse que c'est une bonne approximation. En revanche quand on dimensionne un nouveau projet qui va être en exploitation jusqu'à la deuxième moitié du siècle, on ne peut pas tirer les tendances : on va chercher les résultats des simulations climatiques pour estimer les extrêmes.

Sur quels scenarios ?

Toujours le scénario le plus pénalisant, donc le RCP8.5 actuellement. C'était le A2 à l'époque.

Avec quelles projections travaillez-vous ?

L'ensemble. On fait du multimodèle. On fournit finalement une distribution possible ensuite ce sont les directions opérationnelles qui font des choix à la fois de valeur et de dimensionnement.

Et sur quelles valeurs travaillez-vous ? La médiane ?

Souvent je donne la moyenne d'ensemble et puis on a aussi souvent tendance à un peu privilégier les données françaises. On a la chance d'avoir deux modèles au CNRM et à l'IPSL donc on regarde en particulier ces deux modèles.

On a parlé de température mais il y a un autre risque pour une centrale nucléaire et une centrale thermique en général, c'est la sécheresse. Est-ce que c'est une question qui se pose ?

Oui mais pas de la même façon. Sur les débits on a effectivement des signaux qui montrent que les étiages vont être vraisemblablement plus précoces et plus sévères mais par contre là il y a des moyens d'action. Sur l'ensemble d'un bassin versant, notamment sur la Loire, il y a une coordination de l'eau qui se met en place à l'intérieur d'EDF entre les barrages en amont des centrales et les centrales de façon à optimiser les lâchers d'eau pour assurer un débit suffisant en aval pour les centrales nucléaire. C'est plus compliqué sur le Rhône où il faut organiser la coordination entre différents acteurs, à la fois côté suisse et avec la Compagnie Nationale du Rhône. Ce sont des discussions qui se font entre acteurs liés à l'énergie mais aussi plus largement avec tous les acteurs de l'eau dans le cadre des coordinations de bassin.

Ce que l'on voit lorsqu'on regarde les historiques, c'est que des problèmes se posent pour plusieurs réacteurs simultanément et généralement dans des centrales assez proches géographiquement. Cet été par exemple 4 réacteurs ont été arrêtés, 3 dans la vallée du Rhône et un à Fessenheim, est-ce que ça ne créé pas un risque supplémentaire par rapport à des arrêts "classiques", non corrélés ? Et comment gérer ce type de phénomène ?

Effectivement, ce sont des choses qu'on a commencé à regarder. Les premières études ont été faites avec des méthodes de descente d'échelle et de correction de biais un peu simplistes et on essaie de mettre en place des outils pour les approfondir.

La gestion de ce type d'événement se fait au niveau national. La production des centrales est assujettie à la demande de RTE, si RTE met en évidence que la baisse de charge ou l'arrêt d'une centrale met en danger la stabilité du réseau, il peut demander à l'exploitant de continuer la production quitte à exceptionnellement dépasser les limites de températures en aval moyennant un suivi biologique renforcé, c'est ce qui avait été mis en place en 2003. Il faut bien souligner que c'est un sujet réglementaire et que la sécurité des réacteurs n'est pas en jeu.

Nous avons parlé du risque d'interruption de la production mais la chaleur entraine aussi une baisse de rendement. Est-ce qu'elle est significative ou anticipée comme devenant significative ?

Pas à ma connaissance.

Pour de nouveaux réacteurs, est-ce que l'évolution de la température pourrait jouer sur les choix de localisation ?

Oui. Lorsque c'est possible, il faudra probablement privilégier les bords de mer. Et pour les bords de rivières, il y aura sans doute des choix technologiques à faire mais ça sort de mon domaine de compétence.

A ce sujet, il existe un choix technologique permettant d'arbitrer entre les risques liés à la température et ceux liés aux sécheresses, ce sont les aéro-réfrigérants qui limitent les rejets thermiques mais augmentent la consommation d'eau. Est-ce que c'est une question qui vous a été posée ?

Pas directement : je ne fais pas d'étude d'hydrologie. Je ne fais que fournir les données d'entrées - température et précipitations - utilisées par mes collègues hydrologues.

D'accord. Même si ce n'est pas directement votre domaine, est-ce que vous savez quelles sont les tendances qui sont anticipées pour la production hydroélectrique ?

Ce qu'on voit c'est une diminution du manteau neigeux avec une diminution de la quantité de neige et une fonte plus précoce, des étiages plus précoces et plus sévères en été et plutôt une diminution du débit à l'échelle annuelle même si ça dépend du bassin versant.

Et au sein de l'année, est-ce qu'on peut s'attendre à une évolution ?

Oui, essentiellement liée à la fonte de la neige : la fonte devenant plus précoce, les étiages arrivent un peu plus tôt dans le printemps et se poursuivent plus longtemps en automne.

Est-ce que ça change quelque chose pour la production ?

En fait ça change la gestion de la production. La direction en charge de l'hydraulique gère différemment ses barrages de façon à prendre en compte ces données.

Niveau d'eau bas dans le réservoir d'un barrage hydroélectrique français en 2015 (source)

Sur les autres filières de productions, éolien, solaires, etc., est-ce que vous avez identifié des impacts potentiels ?

Pour l'instant, non pas vraiment. C'est un sujet qu'on suit de près, je fais régulièrement un état des connaissances scientifiques mais pour l'instant ça reste assez compliqué. L'impact du changement climatique sur le vent est assez incertain parce qu'il y a une grande variabilité interannuelle qui rend difficile l'identification d'un signal lié au changement climatique ou l'attribution d'un phénomène au changement climatique. Il est donc difficile d'anticiper des changements dans un sens ou dans l'autre pour le potentiel éolien.

Pour le photovoltaïque, le problème se pose au niveau des nuages qui restent une des grandes incertitudes des modèles climatiques. On a quelques études qui mettent en évidence des changements mais relativement faibles par rapport à la variabilité naturelle, cela nous encourage pour l'instant à rester en veille pour voir si les signaux se confirment dans un sens ou dans un autre et, à ce moment là, agir en conséquence.

Est-ce qu'il peut y avoir un impact sur la biomasse destinée à la production d'électricité ?

Vraisemblablement. Du moment qu'il y a un impact sur l'agriculture.

Outre la production, on peut s'attendre à ce que le changement climatique ait un impact sur la consommation. Qu'est-ce que vous pouvez m'en dire ?

En France, la part du chauffage électrique fait que les pointes de consommation sont plutôt en hiver, lors des vagues de froid. On commence à voir depuis quelques années ce qu'on appelle un gradient d'été, c'est-à-dire une augmentation de la consommation en été avec la hausse des températures, mais il reste bien moindre que le gradient d'hiver : à la pointe un degré en hiver c'est 2400MW, en été c'est 4 à 500 MW.

Et vous anticipez que ça va augmenter ?

Tout dépendra de l'équipement en climatisation en France. A équipement fixe, si les températures augmentent, la consommation deviendra plus élevée plus longtemps pendant l'été. Cette augmentation pour l'instant ne compense pas complètement les diminutions liées à la baisse de la demande en hiver. Mais il faudrait prendre en compte aussi les déterminants de la demande : comment vont évoluer les comportements ? Comment va évoluer l'équipement des particuliers et des professionnels en système de climatisation ? Ce sont des choses qui commencent à être étudiées.

Entre la production et la consommation, il y a le réseau. Est-ce que vous vous attendez à ce que le changement climatique ait des effets dans ce domaine ?

Nous n'avons plus aucun lien avec RTE qui a sa propre R&D mais nous faisons des études pour Enedis. On sait qu'en 2003 il y a eu des problèmes sur certaines lignes enterrées en section urbaine notamment à Paris avec des composants qui ne supportaient pas bien la chaleur. Sur les lignes aériennes, il y a une diminution de la charge qu'on peut passer mais je n'ai pas l'impression que ce soit identifié comme un problème à l'heure actuelle.

Est-ce qu'il y a une coordination européenne sur ce sujet compte-tenu de l'interdépendance des réseaux et de la proximité des conditions climatiques ?

Au niveau scientifique, on est impliqué dans des projets européens notamment le programme Copernicus pour essayer de proposer une base de données des données météorologiques importantes pour l'énergie, avec les observations historiques et les différentes évolutions possibles. C'est un projet qui a été initié en 2015 avec deux prototypes dans lesquels EDF a été impliqué, le projet ECEM (European Climate Energy Mixes) et Clim4Energy. Ces deux projets se sont terminés début 2018 et ont abouti à un projet d'opérationnalisation à l'horizon 2020 ou 2021.

Pour conclure, vous diriez que la question de l'impact du changement climatique dans le secteur de l'énergie arrive à maturité ou bien est-ce encore largement une terre à découvrir ?

Il y a eu une grosse prise de conscience depuis 2003 chez EDF et un peu plus tardivement à l'échelle nationale et internationale. Il y a aussi eu beaucoup d'évolutions dans la modélisation du climat, la compréhension des rétroactions, du système climatique, la résolution des modèles…

Depuis 30 ans que je travaille sur ce sujet, il y a beaucoup de progrès qui ont été faits. Et ça continue.


Publié le 12 avril 2019 par Thibault Laconde

Vous avez aimé cet article ? N'en ratez aucun en vous inscrivant à la newsletter mensuelle.


0 commentaires :

Enregistrer un commentaire