Canicule, sécheresse... pourquoi le parc nucléaire espagnol est-il peu sensible aux aléas climatiques ?

A l'occasion de la canicule qui touche l'Espagne, j'aimerais aborder une question qui revient de temps en temps : Pourquoi les indisponibilités causées par la chaleur sont-elles moins fréquentes sur le parc nucléaire espagnol sur que son homologue français ?

Les réacteurs nucléaires espagnols sont-ils immunisés contre la chaleur ?

Bien que beaucoup plus réduit que le notre, l'Espagne a un parc nucléaire conséquent : 7 réacteurs qui assurent environ un cinquième de la production d'électricité.
Parmi ces 7 réacteurs, un seul (Vandellos 2) est situé en bord de mer :

Dépendant de fleuves (ou d'un lac dans le cas d'Almaraz) sous un climat plus chaud et plus aride que le notre, on pourrait s'attendre à ce que la production nucléaire espagnole soit régulièrement perturbée par la chaleur ou la sécheresse.
Ce n'est pas le cas : d'après les données de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique, seuls 3 réacteurs espagnols actuellement en service ont connu des arrêts "pour causes externes liées à l'environnement" : Asco 1 et 2 (2 heures/an en moyenne) et Cofrentes (1h/an).
 
En comparaison, la centrale française de Golfech, 350km au nord, est environ 10 fois plus touchée : 22 et 13h/an en moyenne pour les réacteurs 1 et 2 respectivement.
 
Pourquoi une telle différence ? 
 

Réglementation thermique des fleuves espagnols

La différence de performance entre le parc nucléaire espagnol et son homologue français peut s'expliquer par deux facteurs : le premier réglementaire, le deuxième technique.
 
Coté réglementation, les centrales nucléaires espagnoles, comme les françaises, sont soumises à des limites de rejets thermiques. En cas de forte chaleur ou de débit insuffisant, ces limites peuvent obliger les centrales à réduire leurs production.
 
Les réglementations des rejets thermiques applicables des deux coté des Pyrénées sont cousines, elles dérivent toutes les deux d'un même texte : la directive européenne 78/659/CEE (version codifiée de 2006).
En principe, cette directive fixe la température maximum des grands fleuves de plaine à 28°C et limite l'échauffement causé par les utilisations industrielles de l'eau à 3°C. Cependant l'Espagne utilise une dérogation prévue par la directive : en cas de "conditions géographiques ou climatologiques particulières" la température des fleuves peut aller jusqu'à 30°C.
 
La température en aval des centrales nucléaires espagnoles est donc limitée à 30°C, contre 28°C par exemple pour Golfech.
Cette plus grande tolérance réduit mécaniquement la vulnérabilité des centrales nucléaires espagnoles face aux canicules. Mais la dérogation n'a pas d'effet sur le risque d'indisponibilité lié aux sécheresses, qui dépend lui de l'échauffement autorisé.
 
Or sur le parc nucléaire français, ce sont les périodes de faible débit qui expliquent la grande majorité des indisponibilités climatiques :
Indisponibilités climatique sur le parc nucléaire français
Etude des causes d'indisponibilités climatiques sur le parc nucléaire français, réalisée par Callendar pour RTE

Un parc nucléaire techniquement mieux adapté à l'aridité

 
L'explication réglementaire est donc au mieux partielle. Des facteurs techniques expliquent aussi que les centrales nucléaires espagnoles tiennent mieux les aléas climatiques que leurs homologues françaises : une taille plus petite et des systèmes de refroidissement adaptés.
 
Toute choses égales par ailleurs le besoin de refroidissement d'une centrale est proportionnel à sa puissance. Dans ce domaine il y a une grande différence entre les parc nucléaire français et espagnol : la plus grande centrale espagnole (Asco, 2000MW) est à peine plus puissante que la plus petite centrale française (St Laurent, 1800MW) !
La puissance des centrales nucléaires espagnoles est comprise entre 1100 et 2100MW, celle des centrales françaises entre 1800 et 5400MW. Rien de miraculeux, donc, à ce que les besoins de refroidissements soient plus faciles à gérer en Espagne...
 
Du côté des systèmes de refroidissement, sans revenir une nouvelle fois sur tous les détails, il existe deux grandes options :
  1. Refroidissement en circuit ouvert : je prends l'eau, je refroidis le réacteur, je rejette l'eau.
    Il faut beaucoup d'eau, l'eau rejetée est chaude mais tout ce qui est prélevé est remis dans le fleuve.
  2. Refroidissement en circuit fermé : je prends l'eau, je refroidis le réacteur, je refroidis l'eau dans une tour aéroréfrigérante, et je recommence jusqu'à ce que la concentration en minéraux et en impuretés m'oblige à purger le système.
    Il faut beaucoup moins d'eau, les rejets sont moins importants mais une partie de l'eau prélevée est évaporée, la centrale contribue donc à réduire le débit de la rivière utilisée.

Les centrales refroidies en circuit ouvert sont sensibles aux sécheresses en raison de leurs besoins élevés en eau et de leurs rejets thermiques (il faut un débit important pour les diluer efficacement). C'est la raison pour laquelle chez nous St Alban et Bugey sont souvent HS en fin d'été.
 
En Espagne, les deux seules centrales refroidies purement en circuits ouverts sont Vandellos et Almaraz. Elles ne sont pas vraiment menacées par la sécheresse : la première est située sur la Méditerranée, la seconde sur un lac artificiel de 35 millions de mètres cubes créé pour elle.
 
"Purement" en circuit ouvert ? Oui, parce qu'il y a aussi Asco...
 

Le cas unique de la centrale d'Asco

Asco est, pour autant que je sache, la seule centrale nucléaire au monde dont le système de refroidissement a été modifié après la mise en service pour réduire ses rejets thermiques. Cette modification lui donne un système hybride, entre le circuit ouvert et le circuit fermé.

La centrale d'Asco est conçue à l'origine avec un refroidissement en circuit ouvert. Lors de son inauguration en 1986, elle n'a pas de tour aéroréfrigérante :

Mais en dépit de trois retenues d'eau en amont (Mequinensa, Riba-roja et Flix) dont les lâchers d'eau permettent de réguler le cours de l'Ebre, l'échauffement du fleuve par la centrale se révèle vite trop élevé en période de faible débit. La Confederación Hidrográfica del Ebro, qui gère le bassin versant, demande donc la modification de l'installation.
Une tour aéroréfrigérante de 160 mètres est construite et entre en service en 1995. Mais cet ajout se fait sans modification de la centrale elle-même : la tour ne sert qu'à refroidir l'eau avant son rejet dans le fleuve, en sortie d'un système de refroidissement qui reste circuit ouvert.
 
construction de la tour aéroréfrigérante de la centrale nucléaire d'Asco
Construction de la tour aéroréfrigérante d'Asco entre 1993 et 1995
Cette solution permet de limiter les rejets thermiques - et montre le sérieux des espagnols à ce sujet. Cependant on garde les besoins en eau élevés du circuit ouvert en ajoutant les pertes normalement associées au circuit fermé.
La même modification a néanmoins été envisagée pour la centrale d'Almaraz après la canicule de 2003.
 

Une source d'inspiration pour l'industrie nucléaire française ?

Lorsqu'on discute de l'adaptation du système électrique français au changement climatique, deux noms reviennent presque toujours : Palo Verde, dans le désert Arizonien, et Barakah, sur les bords du Golfe Persique. Sans discuter des mérites de ces deux centrales, elles se situent dans des zones climatique sans rapport avec ce que l'on peut rencontrer en France. En réalité, ces exemples éludent la discussion plus qu'ils ne l'alimentent.
 
Les centrales espagnoles me paraissent bien plus intéressantes. Le climat de notre voisin du sud est probablement une bonne approximation de celui que connaitra notre pays d'ici quelques décennies. Il est possible que notre parc nucléaire doive un jour fonctionner dans des conditions de températures et d'aridité proches de celles de l'Espagne, alors autant essayer de profiter de cette expérience.
Voici quelques unes des idées que l'on pourrait éventuellement importer d'Espagne afin d'améliorer la résilience climatique de notre parc nucléaire actuel et futur :
  • Une certaine souplesse sur la réglementation des rejets thermiques : le régime français a déjà été largement flexibilisé par la révision des arrêtés de rejets depuis 2003, mais peut-être pourrait-on déjà se poser la question de l'utilisation du seuil dérogatoire de 30°C, par exemple pour Golfech. Est-ce que ce serait techniquement et écologiquement faisable ?
  • Une préférence pour de petites centrales : je pense qu'il y a une question inconfortable ici tant le gigantisme semble imprégner l'industrie nucléaire française. Mais, par exemple, est-ce qu'un petit réacteur, parce qu'il a des besoins de refroidissement modérés, ne serait pas plus adapté à un monde qui se réchauffe qu'un monstre comme l'EPR ?
  • La capacité et la volonté de faire évoluer les installations si les conditions hydrologiques ou climatiques l'exigent : il s'agit d'un point crucial pour assurer la pérénité d'une installation à longue durée de vie face à des évolutions climatiques que l'on ne peut pas entièrement prévoir. Cela ne s'improvie pas : a minima faire évoluer un projet nécessite des réserves financières et foncières.

Publié le 14 août 2021 par Thibault Laconde

6 commentaires :

  1. Refroidir (réchauffer l'atmosphère ou l'eau d'un fleuve), c'est perdre (gaspiller) de l'énergie non ?
    La faute a Carnot ... qu'en dit Mr Becquerel ?


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  2. Mettons qu'on remplace un EPR par 6 réacteurs de 250 MW. Par quel procédé ces six réacteurs vont nécessiter moins de refroidissement ?

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    1. Energie et développement12 mars 2023 à 22:06

      Si le rendement est le même (et il le sera à peu près, la faute à Carnot), le besoin de refroidissement total est effectivement le même dans les deux cas.

      Cependant le besoin de refroidissement de chaque réacteur est beaucoup plus faible, ce qui peut permettre repartir les besoins en eau et/ou les rejets thermiques plus efficacement (par exemple sur 2 ou 3 sites au lieu d'un). Voire, pourquoi pas, d'envisager un refroidissement par air.

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  3. Le prix du MW diminue avec l'augmentation de la puissance de la centrale. Donc plein de petits réacteurs va augmenter le prix du MW. Non ?

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    1. En théorie, et à cette idée s'accroche *catégoriquement* le monde nucléaire français, avançant extrêmement à reculons dans cette direction de plus en plus populaire dans le monde, celle des petits réacteurs SMR.
      Pourtant il suffit de regarder la construction du parc français pour constater l'inverse, chaque génération de réacteurs plus gros a coûté nettement plus cher que leurs prédécesseurs plus petit.
      Car cette affirmation oublie plusieurs choses essentielles. Plus gros égal moins d'exemplaires construit, *donc* moins d'aprentissage par effet de série. De plus plus gros signifie beaucoup de complexité en plus, y compris pour le refroidissement en situation dégradé. Car si on perd les moyens actifs de refroidissement, la chaleur rémanente du cœur sera proportionnelle à son volume, évoluant au cube, alors que c'est la surface qui évacue, évoluant au carré. Mais d'une manière plus globale, quand le système est trop gros, tout devient unique, sur mesure, et beaucoup plus cher. Un exemple qui illustre cela, les problèmes de pont polaire sur l'EPR. Comme il fallait qu'il soit plus gros que tout ceux existant, plusieurs pièces indépendantes ont été réunis ensemble. Sauf que du coup, il n'y avait pas de bouton central d'arrêt, et l'inspection a fini par faire refaire à grand frais car c'est légalement obligatoire ! Au delà du point de détail, cela illustre comment trop gros devient très couteux.

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  4. EPR trop puissant, trop cher et trop complexe. Il est encore temps de lever le pied et de rependre les calculs. ce serait bien aussi qu'EdF communique sur le véritable rendement thermique des réacteurs actuels : Avec les circuits de refroidissement des auxiliaires en + du condenseur turbine on est à moins de 28% en moyenne (depend de la température de l'air et de l'eau du fleuve) pour 1 seul EPR 1600 MW c'est + de 5700 MW à dissiper pas loin de 40 TWh à l'année (dispo 80%) cette énorme quantité de chaleur est de l'ordre de 10 % de TOUTE la consommation de gaz de la France.

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