Charité chrétienne et engagements sociaux des entreprises, une mise en parallèle historique

Autour de l'an mille, l'Europe sort lentement de son age sombre. A une longue période marquée par la prédation et la loi du plus fort succède une ère plus policée. Une vraie révolution a lieu sous l'influence de l'église : porter secours aux plus faibles devient un devoir pour les riches et les puissants. Les abbayes et les seigneurs laïcs s'illustrent par leurs générosités, même les guerriers se muent en chevaliers au service de "la veuve et de l'orphelin".

Question iconoclaste : Cette évolution peut-elle être comparée avec celle qui, aujourd'hui, conduit les entreprises à s'engager pour le bien-être et le développement de leurs communautés ? Et dans ce cas, quelles leçons pourrait-on en tirer ?


Une intention généreuse mais une institutionnalisation difficile


C'est l'abbaye de Cluny qui est, autour de l'an mille, le point de départ de cette révolution. La règle bénédictine y prescrit de "réconforter le pauvre, vêtir celui qui est nu, secourir celui qui est dans la tribulation, consoler l'affligé".
Comment les moines mettent-ils en œuvre cet objectif général ? Par des règles très précises : l’aumônier prépare chaque jour 12 tourtes de pain de seigle de 3 kilos qu'il distribue aux nécessiteux qui se présentent, le moine grenetier doit fournir une livre de pain et une ration de vin au voyageur de passage et une demi-livre et une nouvelle ration de vin lorsqu'il quitte l’aumônerie, si le voyageur ne prévoit pas de revenir avant un an, il reçoit en outre un denier, enfin, si c'est un clerc, un rameau de buis viendra s'ajouter à ce viatique. Si on est en temps de pénitence, par exemple pendant le carême, les restes du réfectoire s'ajouteront à la ration standard, lorsqu'un moine meurt, sa part de nourriture est distribuée aux pauvres pendant 30 jours. Le samedi saint, chaque moine doit trouver un pauvre à qui laver les pieds et remettre 2 deniers. Etc.

Les moines de Cluny ne sont pas les seuls à répondre à leur devoir de charité par des règles absurdement quantitatives. A la même époque, le roi de France Robert le Pieux faisait distribuer du pain et du vin à 300 pauvres dans chaque ville royale, pendant le carême la ville de séjour du roi bénéficiait aussi de ces largesses et le jeudi saint un denier venait s'ajouter au pain et au vin - 100 pauvres clercs recevaient même 12 deniers. Le jeudi saint toujours, le roi lavait les pieds à 160 clercs à qui il donnait ensuite deux sous chacun.


Les "pauvres prébendés", fonctionnaires de la pauvreté


Mais que se passait-il si le bon roi Robert ne trouvait pas 160 clercs à qui laver les pieds au jour dit ? Ou s'il y avait trop peu de nécessiteux aux portes de Cluny pour écouler les 36 kilos de pain noir prévu à cet effet ? Peut-on même imaginer qu'une récolte exceptionnelle ou un autre événement fâcheux éradique temporairement la pauvreté des abords du monastère ? Ne serait-ce pas condamner les moines à l'enfer en les privant de la capacité à satisfaire à leur obligation ?
La question a du préoccuper nos ancêtres, et ils y ont répondu de façon très rationnelle : en mettant des pauvres en résidence.

Ce système est attesté à Cluny où 18 "pauvres" résidaient de façon permanente à l'abbaye à seul fin de permettre aux moines de remplir en toute sécurité leurs devoirs. On ne sait pas grand chose sur ces privilégiés, qu'un auteur contemporain appelle "pauvres prébendés", si ce n'est qu'ils avaient quelques devoirs comme celui d'assister aux offices. Il semble en tous cas que le même système ait eu cours chez les laïcs.
Edmond Pognon résume ainsi la situation : "Dans cette société assidûment entretenue dans les perspectives chrétiennes, donc dans l'idée que la charité était un devoir pour les détenteurs des biens de ce monde, le pauvre avait une fonction sociale : il fallait donc des fonctionnaires de la pauvreté."


Et aujourd'hui ?


Dans ces conditions, évidemment la portée réelle de la charité chrétienne est nettement réduite. Cette situation s'explique par l'ambigüité de l'acte charitable : s'agit-il d'aider son prochain ou d'assurer son propre salut ? En d'autres termes : est-il destiné à répondre aux besoins du bénéficiaire ou du donateur ?

Ne retrouve-t-on pas régulièrement la même ambigüité aujourd'hui ? Depuis longtemps déjà, l'engagement humanitaire ou social est devenu un pendant de la richesse, du pouvoir ou de la célébrité. Ce qui est un peu plus nouveau, c'est qu'il semble devenu indispensable aussi pour les entreprises : impossible d'en trouver une dans le CAC40 qui ne possède pas une fondation ou ne revendique pas des actions charitables. 
Quelques unes des fondations des entreprises du CAC40
Aujourd'hui comme autour de l'an mille, ces engagements ne sont-ils pas plus destinés à assurer la rédemption du donateur qu'à aider celui qui en bénéficie ? Avec les même risques : objectifs purement quantitatifs et fonctionnarisation de la pauvreté.

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