Avis d'expert : "Nous avons surestimé notre capacité à démanteler rapidement le parc nucléaire français"

Alors que le parc nucléaire français approche de sa fin de vie, la question du démantèlement des centrales se pose avec une acuité croissante : Serons-nous capables techniquement et économiquement de gérer ces chantiers ? Qui en est responsable et comment les mener à bien ? Peut-on encore éviter de laisser une charge insurmontable et un environnement contaminé aux générations futures ?

J'en ai discuté avec Barbara Romagnan. Elle est députée et a notamment été rapporteuse d'un récent rapport d'information sur le démantèlement des installations nucléaires. Elle est par ailleurs responsable de la thématique développement durable au sein de l'équipe de Benoit Hamon.


En quelques mots, quelles sont les grandes lignes et les principales recommandations de votre rapport sur le démantèlement des installations nucléaires ?


Le rapport de la mission d’information s’articule autour des deux grands sujets : la faisabilité financière et la faisabilité technique du démantèlement. Nous avons procédé à un état des lieux afin de définir ce que recouvrait concrètement un démantèlement et quelles étaient les différentes règles juridiques, techniques, légales, qui présidaient à sa mise en œuvre. Nous avons ensuite formulé une première observation concernant l’avancée technique du savoir-faire des différents acteurs concernés en matière de démantèlement : nous concluons d’une part à une faisabilité pas entièrement assurée pour le plus ancien des deux parcs nucléaires que compte la France, d’autre part à l’importance de la gestion des déchets issus du démantèlement, qui conditionne très largement sa réussite. Dans un troisième temps, nous avons souhaité pour la dimension financière de nos travaux réaliser un focus sur les provisions qu’EDF constitue pour financer le démantèlement. Nous formulons sur ce point une alerte : les provisions nous semblent vraisemblablement sous-évaluées du fait d’hypothèses optimistes de la part de l’électricien, et au regard des financements mobilisés par les autres pays.

Ces observations nous ont donc conduits à formuler plusieurs recommandations : revoir d’abord la méthode de prévisions des coûts, notamment en intégrant certains coûts annexes actuellement non pris en compte, et en établissant une prévision non pas à l’échelle du parc mais réacteur par réacteur. Il faut ensuite établir un calendrier prévisionnel des réacteurs à démanteler pour permettre une certaine visibilité. Côté déchet, nous proposons enfin d’assouplir les règles de stockage des déchets dits de très faible activité (TFA) afin de réduire les volumes à traiter.


Comment doit se dérouler concrètement le démantèlement des centrales françaises ? Comment les délais et les coûts sont-ils estimés ?


La France a adopté le principe du démantèlement immédiat des centrales, afin de ne pas en léguer la charge aux générations futures. Ce principe a été consacré par la loi relative à la transition énergétique de 2015, disposant qu’à l’arrêt d’une exploitation nucléaire, l’exploitant procède à son démantèlement dans un délai aussi court que possible. Cela étant dit, il n’existe pas à proprement parler de définition stricte du démantèlement : une installation nucléaire est considérée comme démantelée lorsque l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) constate la réalisation des travaux et que la déclassification administrative du site est validée. L’expression du « retour à l’herbe » qui illustre un démantèlement permettant de rendre le terrain à des usages non restreints n’est donc pas nécessairement le stade visé par l’exploitant.

Actuellement, les délais et les coûts du démantèlement sont estimés par EDF grâce à un modèle générique, la méthode dite "Dampierre 09", qui se fonde sur une évaluation des coûts de la centrale de Dampierre, composée de 4 réacteurs. L’extrapolation qui en a été tirée en 1998 a été revue en 2009 afin d’en actualiser les coûts. Pour autant, ce modèle générique ne tient de fait pas compte des spécificités des autres réacteurs ni de leur historique d’exploitation qui peut justifier des opérations différentes ou supplémentaires. Si la méthode Dampierre constitue une base de travail intéressante, il nous a semblé qu’elle ne suffisait pas à déterminer de manière fiable les délais et les coûts du démantèlement des 58 réacteurs français.


EDF, qui doit financer le démantèlement de ses installations nucléaire, estime le coût de cette opération à 75Mds€ et a pour l'instant provisionné 36Mds€. Ces sommes apparaissent très modestes, sont-elles réalistes selon vous ?


Il y a sans doute deux problèmes sur cette question. D’abord celui de la disponibilité effective des fonds : même en admettant que le démantèlement coûte effectivement 75 milliards d’euros, la question est de savoir si les placements financiers réalisés par EDF peuvent avoir des rendements suffisants pour parvenir, à terme, à cette somme. Si les placements produisent des rendements suffisants, comme il semble d’ailleurs que ce soit le cas au vu des documents fournis par EDF, cela signifie qu’une part non négligeable de cet argent est placée dans des produits financiers à risque. Ce qui n’est pas sans présenter de risques pour la sûreté de ces placements.

Ensuite, l’autre question est effectivement celle de l’évaluation du coût par EDF. L’explication d’une réduction des coûts du fait d’économies d’échelle observables en raison de la standardisation du parc, bien qu’elle ait un effet, ne peut pas expliquer à elle seule le montant des provisions d’EDF. EDF en effet provisionne en moyenne 300 millions d’euros par réacteur, quand nos partenaires européens notamment provisionnent, eux près d’un milliard par réacteur. D’après des documents transmis par EDF, qui a affirmé ne pas pouvoir donner de chiffre précis concernant le gain à attendre de la standardisation, nous estimons qu’ils anticipent une réduction des coûts de 30 à 40 % entre le démantèlement de la première unité et le coût moyen de la série. Certains observateurs l’estiment plutôt autour de 25 %, et les experts qui intègrent dans leurs prévisions le risque de dérive des coûts tablent sur une réduction de 10,5 %. Or l’expérience a montré que ce risque de dérive des coûts se concrétise souvent en matière de démantèlement.

Mais nos inquiétudes concernant les sommes provisionnées par EDF portent également sur la non prise en compte de certaines dépenses. C’est le cas par exemple de la remise en état des sites, du paiement des taxes et des assurances, du coût social du démantèlement ainsi que du retraitement du combustible usagé. Le pari consistant à provisionner 75 milliards nous semble donc d’autant plus risqué que les démantèlements devront être menés de front dans la mesure où le parc a lui-même été mis en service dans un laps de temps très rapproché.


Les démantèlements en cours ont amené leur lot de mauvaises surprises : presque un demi-siècle de travail et un coût multiplié par 20 pour Brennilis, retard d'un siècle pour les 6 réacteurs UNGG. Est-ce que nous avons vraiment la capacité technique, industrielle et économique à démanteler les 58 réacteurs actuels ? La bataille n'est-elle pas déjà perdue ?


A ses débuts, l’industrie nucléaire comptait sur un certain nombre de progrès scientifiques et techniques qui n’ont pas tous vu le jour. L’hypothèse d’un retraitement infini des déchets dans des réacteurs de nouvelle génération en fait partie. De la même manière, le simple fait que le premier parc nucléaire, de technologie UNGG, n’ait pas été conçu pour être démantelé laisse penser de la part des ingénieurs de l’époque à un certain excès d’optimisme. Il ressort de ce décalage une impression de gigantisme qui peut parfois faire douter de notre capacité à démanteler le parc nucléaire. Manifestement, nous avons surestimé notre capacité à le faire rapidement, et des questions techniques restent indubitablement en suspens. Pour autant, nous n’avons pas d’autres alternatives que d’essayer, et de veiller à ce que ces efforts se fassent dans un cadre financier optimal et un environnement technique aussi performant que possible. Car les alternatives ne sont pas nombreuses : l’hypothèse de laisser des mausolées nucléaires faits de sarcophages de béton n’est ni satisfaisant du point de vue de la sûreté, ni acceptable du point de vue de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures.

Mais il faut aussi garder à l’esprit que le démantèlement ne produit pas ou peu de richesse, en comparaison de la construction et de l’exploitation de nouveaux réacteurs. De ce fait, on peut penser que les exploitants, quels qu’ils soient, n’ont peut-être pas consacré toute la recherche nécessaire à cette activité qui est en réalité une charge pour eux. D’où l’intérêt que les pouvoirs publiques se penchent sur cette question. La bataille n’est donc pas perdue d’avance mais encore faut-il, compte tenu du défi qui se dresse devant nous, disposer de fonds suffisants et d’une volonté politique pérenne. C’est la raison pour laquelle la question du démantèlement dépasse le seul exploitant qui en a la charge : les conséquences d’une faillite de celui-ci ou d’une impasse technique durable qui nous conduirait à renoncer au démantèlement seraient très lourdes.


Dans votre rapport, vous soulignez que le nucléaire est une affaire de plusieurs génération mais si les générations qui ont construit et exploité les centrales en attendaient un bénéfice, celles qui devront les démanteler et gérer les déchets n'auront que des charges. Comment assurer une minimum d'équité entre les générations ?


Avant de réfléchir à la façon d’assurer un minimum d’équité entre les générations, peut-être faut-il admettre que sur cette question, nous avons déjà créé un déséquilibre irréversible. De fait, même si nous gérons raisonnablement le démantèlement des installations nucléaires et rendons aux générations futures des sites décontaminés et sans servitudes, la question du stockage des déchets fait que celles-ci auront à gérer, parfois pendant des milliers d’années, les déchets produits pendant 50 ou 70 ans d’industrie nucléaire. C’est une réalité relativement dure.

Dans cette perspective, l’équité passe d’abord bien sûr par la réussite du démantèlement : qu’il soit mené à son terme et qu’il ne grève pas les marges de manœuvres financières des générations à venir. Mais de mon point de vue, et cette réflexion sort du champ de la mission parlementaire, l’équité exigerait aussi que l’on cesse l’exploitation du nucléaire comme énergie, dans la mesure notamment où nous ne savons pas retraiter les déchets, mais aussi parce qu’elle représente un danger de contamination durable à grande échelle.

Notre travail doit donc consister à alléger le plus possible le poids de la gestion du nucléaire pour les générations futures. Or si l’on prend le cas de Cigéo, le centre de stockage des déchets nucléaires en couches géologiques profondes situé à Bure, il semble que l’on s’éloigne de cette équité, en concevant une solution irréversible qui ne tient pas compte des progrès éventuels à venir. Nous condamnons de fait ceux qui nous succèderont à entretenir – en faisant le pari que des structures sociales subsisteront à l’échelle de milliers d’années – un héritage que nous aurons rendu définitif. Nous ne reviendrons pas sur le choix de développer une filière nucléaire en France, en revanche nous pouvons prendre des décisions de nature à aider les générations futures à gérer du mieux possible notre héritage.



Publié le 10 avril 2017 par Thibault Laconde

Illustration : By Ludovic Péron (Own work) [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons



Vous avez aimé cet article ? N'en ratez aucun en vous inscrivant à la newsletter mensuelle.


5 commentaires :

  1. "...en concevant une solution irréversible qui ne tient pas compte des progrès éventuels à venir..." j'avais compris que la solution etudiée , et qui conduisait à de forte augmentation de coûts, était une solution réversible pour la cas où o'on pourrait à l'avenir retr&aiter les dechats à haute activité à vie longue.Est ce que je me trompe ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le stockage n'est réversible que pendant la durée d'exploitation du projet, c'est-à-dire une centaine d'années.

      Supprimer
  2. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'analyse sur les coûts du démantèlement, mais de toute façon il y a un problème logique dans son raisonnement :
    Plus on raccourcit la durée d’exploitation des centrales, plus on réduit la partie utile, bénéfique de celles-ci par rapport à la durée de la partie où il ne reste que des charges.
    Et pourtant elle est en faveur de cela ! C’est absurde.

    Ensuite sur les déchets … rendons nous donc à l’usine de l'Escalette à proximité de Marseille, là où commencent les calanques. Nous trouverons plomb et arsenic en quantité massive ! à l’air libre comme plusieurs reportages l’ont dénoncé, http://www.20minutes.fr/planete/974899-20120723-marseille-calanques-menacees-pollution et des zone interdites pour leur dangerosité mais où les panneaux d’avertissement sont arrachés et tout le monde se rends quand même.
    Ce sont à cet endroit, et sur une bonne partie du littoral sud, les restes de toute une activité industrielle aujourd’hui disparue pour la production de soude, la transformation du galène, etc. Les bénéfices sont partis, il ne reste que les déchets là aussi.
    Mais il y a une différence avec le nucléaire. D’un côté, que les déchets là-bas au total se comptent en millions de tonnes, par exemple 20 millions de tonnes issues des boues rouges juste déversées dans la méditerranée, et de l’autre que rien n’a été fait pour les sécuriser. On a pas besoin d’attendre des dizaines de milliers d’année pour en retrouver trace dans l’environnement, c’est ce qu’ils font maintenant, tout de suite, dans l’indifférence. Et dans des millions d’années, ils seront toujours là il n’y aura eu aucune décroissance radioactive pour réduire la nocivité de tous ces métaux lourds et poissons chimiques.
    Donc voilà. La gestion des déchets nucléaire ne peut être décrite comme inadéquate qu’à condition de ne pas comparer avec ce qu’on fait avec les déchets industriels en général et les risques qu’ils posent.
    Et en bonus à condition de ne pas comparer avec les risque naturels, cf plusieurs millions d’habitants du Bengladesh empoisonnés à l’arsenic provenant de leurs puits, dont l’origine est des dépôts naturel d’arsenic à faible profondeur, 20 ou 30 mètre, juste à côté de où se trouve leur nappe phréatique.
    Quand on voit ce qu’il s’est passé au Bengladesh, s’angoisser du risque dans des milliers d’années de déchets enterrés à 500 m de profondeur n’a pas de sens. Nous avons une solution claire pour les déchets nucléaires, elle est tout à fait satisfaisante, elle ne pose aucun risque d’empoisonnement dont n'existe pas l'équivalent bien plus risqué dans la nature, et est bien meilleure que ce qu’on a fait pour des volumes gigantesques de déchets chimiques. Ou même que les terrils du nord de la France eux aussi directement en surface remplis de déchets toxiques, et en bonus même légèrement radioactif, légèrement, mais déjà au-delà de ce qui pourrait sortir de Bure dans le pire des scénarios.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout à fait d'accord avec votre analyse ... et des anciennes décharges (souvent heureusement de bien moindre importance) il y en pratiquement dans chaque ville et village de France, situées un peu partout: le long des cours d'eau, au niveau des nappes phréatiques, sur des terrains calcaires ou sablonneux n'offrant aucune protection contre la dispersion des polluants, le plus souvent pudiquement recouvertes de "bonne" terre et revégétalisées ... mais les déchets: piles, lubrifiants, métaux de toute sorte, résidus de fabrication, etc. sont toujours là !
      Pour en revenir au nucléaire, pourquoi ne pas dire que l'augmentation incessante des coûts du démantèlement est uniquement liée à la volonté des gouvernements de droite et de gauche de s'attacher le vote des "électeurs écolos". A ce jeu, les coûts de démantèlement n'arrêteront d'augmenter que le jour où les écolos diront: "On est tous d'accord pour que vous fassiez comme çà, et vous pouvez commencer demain matin ...". Les verts perdraient alors tout pouvoir de pression sur les dirigeants, toute possibilité de faire nommer ou élire leurs amis à des postes en vue ... autant dire que cela n'arrivera jamais ! Le seul moyen d'arriver à quelque chose est qu'un gouvernement dise: "les français m'ont élu pour appliquer ma politique, si vous voulez manifester contre, manifestez ... mais je ferai ce qui doit être fait !" On peut rêver ...
      Cette histoire me rappelle un aspect de mon ancienne activité: dans les décharges et usines d'incinération, il y a un détecteur de radioactivité (je ne me souviens pas que si ces mêmes déchets vont dans une usine de méthanisation ou de compostage, les fonctionnaires du ministère de l'environnement aient jugé que ces détecteurs étaient nécessaires !). Quand un produit radioactif est détecté, il s'agit en règle générale soit du chauffeur du camion qui a subi un examen médical impliquant l'injection de produits radioactifs, ou de couches de malades du cancer ayant subi un radiothérapie. Cette détection donne lieu à un grand cinéma avec intervention des pompiers, création d'un périmètre de sécurité, rapports d'experts, etc. Pourtant la personne malade en question se ballade dans les rues, embrasse ses petits enfants, etc ... et tout le monde s'en porte bien ... !
      Signé: papijo

      Supprimer
  3. "l’hypothèse de laisser des mausolées nucléaires faits de sarcophages de béton n’est ni satisfaisant du point de vue de la sûreté, ni acceptable du point de vue de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures"

    À part tenter de récupérer quelques milliers d'hectares de terre, je ne vois pas vraiment le bénéfice qu'on tire des ces 75 Md€. Ils seraient bien mieux investis dans l'énergie solaire ou éolienne. Au prix de la centrale solaire de Cesta on fait 73 TWh/an de photovoltaique avec cet argent.

    Donc je pense qu'on enlève ce qu'on peu, on recoule un couche de béton autour du réacteur, on lui colle des panneaux PV et basta.

    RépondreSupprimer