De Framatome à Areva et vice-versa : histoire et déboires de l'industrie nucléaire française

C'est l'heure des grandes manoeuvres dans l'industrie nucléaire française : EDF a pris le controle début janvier de l'activité réacteur d'Areva, qui ne devrait pas y survivre très longtemps. L'enjeu est considérable : c'est la capacité de la France à construire de nouveaux réacteurs - sur son territoire ou ailleurs - qui se joue en même temps que l'avenir de grandes entreprises indispensables pour assurer la continuité de nos installations nucléaires existantes.
Au milieu de ce mécano, il est encore difficile de dire où on va, alors pourquoi ne pas se demander d'abord d'où on vient ?


Les débuts de l'industrie nucléaire française : le CEA et EDF


L'histoire commence dans les jours qui suivent les bombardements atomiques et la capitulation du Japon : le Commissariat à l'Energie Atomique (CEA) est crée par une ordonnance du 18 octobre 1945 et placé sous la direction de Frédéric Joliot-Curie. Son rôle est très large : il s'étend aussi bien aux applications militaires et industrielles que médicales et comprend, outre la recherche, la réalisation de centrales électriques, la prospection et l'extraction d'uranium et "toutes les mesures utiles pour mettre la France en état de bénéficier du développement de cette branche de la science".
En 1955, 10 ans après sa création, le CEA met en service à Marcoule un premier réacteurs graphite-gaz (UNGG) à vocation mi-militaire mi-commerciale. C'est le vrai début de l'industrie nucléaire civile en France : EDF, autre création de la libération, est chargé d'exploiter cette technologie et lance en 1957 la construction du réacteur A1 de Chinon. Huit autres du même type suivront.

Les premiers réacteurs nucléaire commerciaux français sont des UNGG développés par le CEA et exploité par EDF
Coupe d'un réacteur de type UNGG
Au terme de ce premier programme, la France posséde environ 2GW de puissance nucléaire, ce qui représente moins de 10% de sa consommation d'électricité.


Framatome : le petit poucet privé devenu fleuron public


A peu près au même moment, un troisième larron fait son apparition : il s'agit de la Franco-Américaine de Constructions Atomiques, abrégé Framatome. Framatome est une entreprise privée, réunissant Creusot-Loire (appartenant au groupe Schneider) et l'américain Westinghouse pour exploiter la technologie développée par ce dernier : le réacteur à eau présurrisée.
Les débuts sont timides : en 10 ans, un seul REP est construit - à Chooz sur la frontière franco-belge. Mais avec le départ du général de Gaulle tout s'accélère : Georges Pompidou lui succède et prend résolument le parti du réacteur à eau pressurisée de Framatome contre l'UNGG du CEA.
Symbole de ce revirement : Fessenheim. En 1968, de Gaulle y autorise la construction de 2 UNGG, dès 1969 le projet est abandonné au profit du REP.
Dans les années 70, Framatome passe de petit poucet à fleuron de l'industrie nucléaire française
Lorsque le premier choc pétrolier pousse la France vers un développement accéléré du nucléaire, la Franco-américaine est la grande gagnante : EDF coordonne les chantiers et exploite les centrales mais c'est Framatome qui fournit les 58 réacteurs qui sont aujourd'hui en service en France. Entre 1970 et 1985, l'effectif de l'entreprise passe de 100 à 7600 salariés et son chiffre d'affaire est multiplié par 3000.

En contrepartie, l'Etat, représenté par le CEA, fait son entrée au capital de l'entreprise en 1975. Framatome va alors progressivement devenir publique : Westinghouse se retire en 1981 laissant à Framatome le droit d'utiliser et d'exporter ses brevets, en 1984 le Creusot-Loire, placé en liquidation judiciaire, quitte à son tour le navire... Après quelques oscillations liées aux alternances droite-gauche des années 80, l'Etat se retrouve actionnaire à 51% de Framatome, via EDF et le CEA. De nouvelles tentatives de privatisation échouent en 1994 et 1996.


Une abbaye en Espagne : Areva


Dans les années 90, Framatome se rapproche de l'allemand Siemens pour développer l'EPR, un réacteur nucléaire 3e génération toujours basé sur les brevets de Westinghouse. Le flirt devient sérieux et en 1999 le mariage est décidé : Framatome ANP (pour Advanced Nuclear Power) est crée, la nouvelle entreprise appartient pour deux tiers à Framatome et pour un tiers à Siemens.
En 2001, Framatome ANP, la Cogema, qui depuis 1976 a repris les activités de production et de traitement du combustible nucléaire du CEA, et Technicatom, autre émanation du CEA spécialisée dans les réacteurs nucléaires de propulsion navale, sont réunis au sein d'un groupe unique. Il prendra quelques mois plus tard le nom d'Areva. En 2006, la nouvelle entreprise décide d'harmoniser les noms de ses filiales et c'est ainsi que Framatome ANP laisse la place à Areva NP (pour Nuclear Power).

Ce nom vient de la ville d'Arévalo dans l'ouest de la Castille et plus particulièrement de son abbaye cistercienne, dont l'architecture tout en symétrie est supposée évoquer la rigueur de l'industrie nucléaire française... mais, en fait d'abbaye, c'est un chateau en Espagne que l'on est en train de construire.

En 2005, la construction du premier EPR démarre à Olkiluoto (Finlande) pour une livraison "clé en main" mi-2009. Le chantier tourne au désastre : de retards en retards, la mise en service est désormais espérée en mai 2019, 10 ans après la date initialement prévue, et le coût du projet a été multiplié par 3 ! Areva et son client se renvoient la responsabilité de ce naufrage et se réclament l'un l'autre des milliards d'euros de dédommagements. Un arbitrage est en cours, le verdict est attendu cette année.

Le projet d'EPR d'Olkiluoto avec 10 ans de retard et un budget multiplié par 3 met à genou Areva
Le chantier de l'EPR d'Olkiluoto (Finlande) en 2009
Les autres projets d'EPR sont à peine moins catastrophiques : A Flamanville, la construction lancée en 2007 devait être terminée en 2012, ce sera fin 2018 au mieux. A Taishan (Chine), la construction de 2 EPR a commencé en 2009 pour une entrée en service en 2016, elle est désormais prévue cette année ou la prochaine...
Il faut ajouter le rachat de l'entreprise canadienne UraMin en 2007 - destinée à assurer les approvisionnements en uranium d'Areva si la "renaissance du nucléaire" annoncée depuis 2000 finissait par se montrer, l'opération s'avère rétrospectivement au mieux un desastre, au pire une arnaque. Ou encore la tentative ratée de diversification vers les énergies renouvelables...

De son coté, l'Etat, principal actionnaire d'Areva, n'a pas brillé par sa vigilance et la clairvoyance de sa stratégie industrielle. Approuvant des projets très risqués mais bloquant l'augmentation du capital, il ne permet pas à Areva de se donner les moyens de ses ambitions et finit par dégoûter Siemens, qui, fatigué qu'on lui refuse l'entrée au capital de la maison-mère, se retire d'Areva NP en 2009.

Et en 2011, la catastrophe de Fukushima obscurcit un peu plus les perspectives de l'industrie nucléaire française et mondiale... Depuis 10 ans, le cours  d'Areva a été divisé par 20.


Back to the 80s ?


Mauvaise gestion, folie des grandeurs, échecs industriels, contexte défavorable... en 2013 Areva perd 490 millions d'euros, l'année suivante c'est 10 fois plus : 4.8 milliards d'euros. Puis encore 2 milliards en 2015 et 670 millions en 2016. L'hémorragie finit par avoir raison de l'entreprise et début 2017 l'Etat est contraint d'intervenir pour sauver Areva de la faillite.

L'entreprise est démantelée : Areva NP est cédé à EDF pour 2.5 milliards d'euros, les activités d'extraction et de traitement du combustible sont placées dans une nouvelle entreprise (renommées Orano), Areva TA redevient Technicatome après son partage entre l'Etat, la CEA, DCNS et EDF, les activités liées aux énergies renouvelables sont vendues à la découpe.
Finalement, il ne reste plus à Areva que... les dettes, les risques et les contentieux. La holding Areva est devenue une structure de défaisance destinée gérer ce passif puis à disparaître. Pour faciliter l'opération, l'Etat lui apporte 2 milliards d'euros. Il met aussi la main à la poche en souscrivant pour 2.5 milliards d'euros au capital d'Orano.

Finalement on a l'impression qu'Areva n'a été qu'une parenthèse de 15 ans et qu'on revient à l'organisation des années 80-90 avec trois entreprises indépendantes mais largement publiques : la propulsion nucléaire (Technicatom/Areva TA), le combustible (Cogema/Areva NC/Orano) et la construction de réacteurs (Framatome/Areva NP). EDF s'est d'ailleurs empressé de redonner à Areva NP son ancien nom.

Malgré ces similitudes, il y a une différence fondamentale : la construction et l'exploitation des réacteurs nucléaires sont désormais réunies au sein d'EDF. Il s'agit d'un changement radical.
Il est évidemment difficile de prévoir les conséquences de ce bouleversement. Un optimiste dirait que cette fusion met fin à une rivalité délétère au sein de l'industrie nucléaire française et que l'expérience d'EDF, premier exploitant de centrales nucléaires au monde, ne peut qu'aider à concevoir et construire des réacteurs plus performants.
Un pessimiste pourrait s'inquiéter qu'EDF, qui produit l'immense majorité de l'électricité consommée dans notre pays, lie son destin à la construction nucléaire, une activité qui a déjà ruiné tant d'entreprises.

Pour un autre éclairage sur ce sujet, je vous conseille cet article sur l'histoire de l'industrie nucléaire britannique.


Publié le 22 janvier 2018 par Thibault Laconde


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2 commentaires :

  1. En complément à ce très intéressant article, on peut également lire cette étude de 2016 "EDF, Areva et le nucléaire français : les voies du désastre" publiée par des "anciens d'EDF" sur leur site "Géopolitique de l'Energie"
    Signé: papijo

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    1. Article intéressant effectivement qui montre que l'organisation et la gouvernance sont au moins aussi cruciales que la compétence technique et la solidité économique... Pas certain que la leçon ait été retenue et appliquée dans la restructuration en cours.

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