L'inspection du travail à la Croix Rouge, et après ? Plaidoyer pour une responsabilité sociétale des ONG

Responsabilité sociale et environnementale à la croix rouge et dans le secteur associatif
Comme vous le savez si vous faites partie de mes lecteurs les plus fidèles, j'ai été jusqu'en décembre 2014 responsable du développement durable chez Action contre la Faim (voir ici). A ce titre, j'ai beaucoup travaillé sur les pratiques environnementales et sociales des associations et j'ai eu l'occasion d'échanger sur ces sujets avec de nombreux responsables d'ONG.
Autant vous dire que j'observe les déboires actuels de la Croix Rouge avec beaucoup d'attention, et quelques remarques...

"Violence des échanges en milieu associatif"


D'abord les faits : alertée par un délégué du personnel, l'inspection du travail est allée enquêter au siège de la Croix Rouge Française à Paris. Elle y a dégoté de très nombreuses irrégularités, principalement des journées dépassant la durée maximale autorisée par le code du travail : 3300 pour la seule année 2014. Et l'addition risque d'être salée, entre les amendes et les indemnités, la Croix Rouge devrait débourser 11 millions d'euros alors qu'elle peine déjà à équilibrer son budget...
Mais le pire, sans doute, pour l'ONG, c'est que le rapport de l'inspection du travail s'est retrouvé dans la presse qui, à la suite du Parisien, l'a copieusement commenté et continue joyeusement au moment où j'écris. Il est probable que cet épisode laissera des traces sur l'image de l'organisation et diminuera son attractivité auprès des donateurs, des salariés et des bénévoles. C'est malheureux pour la Croix Rouge qui est loin d'être la seule ONG a prendre des libertés avec le droit du travail.

C'est que les travailleurs associatifs sont généralement des gens très engagés qui ont tendance à accepter beaucoup plus qu'ils ne devraient les heures supplémentaires non-payées, les contrats précaires à répétition ou les licenciements abusifs...  Le secteur associatif a d'ailleurs connu plusieurs conflits au cours des mois passé : vous avez peut-être entendu parler d'Aides, du WWF, de SoliCités... Derrière ces mouvements collectifs qui ont fait quelques encarts dans la presse, se cachent tous les cas individuels, souvent tabous au sein même des associations.
Si on ajoute les problèmes de gouvernances et les questions environnementales, rares sont les organisations qui, même en menant de très belles actions, n'ont pas quelques cadavres dans leurs placards.


La mission sociale n'excuse pas tout, au contraire


Sans surprise, la Croix Rouge s'est retranchée derrière la ligne de défense traditionnelle de l'ONG prise la main dans la sac : "Oui, j'ai fauté. Mais, voyez-vous, je sauve des vies".
C'est vrai qu'une partie des mauvaises pratiques peut sans doute s'expliquer par les conditions de travail des associations, dont les interventions humanitaires d'urgence sont un exemple paroxysmique... mais finalement assez rare. Dans de nombreux cas, il s'agit seulement de négligences excusées à bon compte au nom de la mission sociale de l'organisation.

D'ailleurs cette rhétorique touche vite ses limites : ce que l'inspection du travail reproche à la Croix Rouge, c'est une organisation "pathogène",  "préjudiciables à la santé physique et mentale" des salariés. Est-ce vraiment des conditions permettant d'aider efficacement qui que ce soit ?
C'est un secret de polichinelle que les humanitaires ont un vrai problème de gestion des ressources humaines : épuisement, maladie, burn-out, conduites à risques... écourtent beaucoup trop de carrières, gaspillant les potentiels et les compétences. Dans de nombreuses organisations, le taux de turn-over atteint 60 ou 70% au bout de 3 ans, il dépasse parfois 95% pour les postes de terrain.
Comment alors avoir une action efficace ? Comment apprendre à connaître les personnes que l'on aide ? Développer une expertise ? Impossible... Pire, le recrutement et la formation deviennent de véritables gouffres, engloutissant les budgets, le temps et l'énergie de l'organisation.

Assurer des conditions de travail décentes ne nuit pas à la réalisation des missions des ONG. Au contraire, c'est une condition indispensable pour garantir un fonctionnement efficace et des programmes de qualité. Il en va de même pour d'autres sujets tout aussi négligés par les associations comme leurs impacts sur l'environnement.


Vers une responsabilité sociétale des associations


Il s'agit donc de trouver un équilibre entre la volonté louable de consacrer toute son énergie aux missions, désir souvent partagés par les salariés au point de se mettre en danger, et la nécessité de gérer durablement les organisations. Comment faire ?
Comme souvent en France, on parle déjà de faire une loi... Mais l'encadrement juridique n'est pas la solution à tous les problèmes : il peut fixer des règles générales mais les conditions d'intervention des ONG nécessitent aussi de la souplesse, les humanitaires notamment doivent être prudents lorsqu'ils projettent leurs standards sur les pays où ils interviennent. Et puis ce serait oublier les très nombreux salariés étrangers des ONG : je doute que le droit du travail centrafricain ou népalais offre des solutions satisfaisantes...

Le respect du droit applicable, en France comme dans les pays hôtes, est évidemment incournable. Le cas de la Croix Rouge montre qu'il reste parfois du travail...
Mais ce n'est pas suffisant : je crois qu'il est de la responsabilité des organisations d'assurer la santé et la sécurité de leurs salariés mais aussi de l'ensemble de leurs parties-prenantes : bénévole, prestataires, riverains, bénéficiaires... Bref ce que les entreprises ont pris l'habitude d'appeler leur responsabilité sociétale. Même si c'est difficile à entendre, le secteur marchand est en avance dans ce domaine, il a accumulé de l'expérience et développé des méthodes et des bonnes pratiques dont les associations seraient bien inspirées de se saisir. Ne serait-ce que pour ne pas laisser s'élargir le fossé entre leurs pratiques sociales et environnementales et celles des entreprises.

Plutôt que d'attendre la prochaine crise sous la menace de l'opinion et du législateur, les ONG doivent apprendre à porter un regard critique sur elles-mêmes et accepter de se saisir des expériences existantes pour définir ensemble un cadre de bonnes pratiques adapté à leurs situations particulières. Loin d'être en contradiction avec leurs missions, cela renforcerait leur crédibilité et participerait, au moins par l'exemple, à l'accomplissement de leurs mandats.
Espérons que les mésaventures de la Croix Rouge aideront au moins à cette prise de conscience...


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