Avis d'expert : "L'Allemagne peut sortir du nucléaire en 2022 et du charbon en 2040"

En janvier 2016, le think tank allemand Agora Energiewende a proposé 11 principes pour sortir l'Allemagne de sa dépendance au charbon. Lors d'un récent passage à Berlin, j'ai pu en discuter longuement avec Dimitri Pescia qui est senior associate chez Agora.

Voici la retranscription de cet échange.

Quelle la situation énergétique de l'Allemagne à l'heure actuelle ?

Le système électrique allemand est en profonde transformation. L’année 2015 a été une année de tous les records : record de production renouvelable, record de production éolienne, record d'exportations...

Aujourd'hui, à peu près un tiers de la consommation électrique allemande est couvert par les énergies renouvelables, 40% par le charbon et le reste par le nucléaire et le gaz. Le changement est donc significatif par rapport aux années 90, où il n'y avait quasiment pas de renouvelables, à part un peu d'hydraulique et de biomasse. Le  nucléaire  couvrait alors plus de 30% du mix et la part du charbon était à peu près la même qu'aujourd'hui.

En une vingtaine d'années on a donc un vrai développement des énergies renouvelables mais peu d'évolution sur le charbon. La situation allemande est donc paradoxale : on bat des records de production renouvelable mais les émissions de CO2 diminuent peu, car le compétitivité du charbon conduit également à des records historiques d’exportation ! Dans ce contexte, l'Allemagne n’atteindra probablement pas son objectif national de réduction des émissions de CO2, fixé à -40% en 2020 par rapport à 1990. C'est pourquoi nous appelons à la mise en place de mesures supplémentaires. 



"Le marché seul ne conduira pas à la fin du charbon en Allemagne."





Vous proposez donc une sorte de mode d'emploi de la sortie du charbon, quels en sont les points clés ?

Notre proposition part du constat suivant : le marché européen des émissions de CO2 ne sera pas en mesure d’enclencher à temps la sortie du charbon en Allemagne. Le prix du CO2 va rester trop bas alors que les centrales sont amorties et leur coût marginal de production est très faible. Selon nos calculs, pour obtenir un basculement du charbon vers le gaz, ce qui permettrait de réduire les émissions du secteur électrique, il faudrait un prix du carbone qui passe de 5€ à 40 ou 50€, or il n'y a pas un volontarisme politique suffisant au niveau européen.
Sans mesures nationales, l'Allemagne n'atteindra donc pas ses objectifs de réduction d'émissions. Une solution consensuelle et de long-terme est nécessaire, en particulier pour accompagner le processus de restructuration socio-économique des régions minières et assurer la sécurité des investissements et la planification dans le domaine de l’énergie. Il nous faut donc construire ce consensus sur le charbon comparable à celui qui a permis la sortie du nucléaire. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre notre proposition, qui s’appuie sur une modélisation du secteur électrique européen réalisée par l'institut Enervis.

Concernant plus particulièrement le secteur de la production électrique, nous proposons la mise en place d'un plan de sortie du charbon entre 2018 et 2040, fixant une date d’arrêt pour chaque centrale, les centrales les plus âgées qui sont aussi les plus émettrices étant retirées en premier.
L'Allemagne sortirait donc du charbon en 22 ans, soit la durée qui avait été fixée pour la sortie du nucléaire. C'est un horizon suffisamment long pour permettre aux opérateurs de planifier leurs restructurations.

Par ailleurs, nous proposons d’interdire la construction de nouvelles centrales à charbon. Cette mesure peut paraître évidente, mais nous la mettons néanmoins en avant, car certaines parties prenantes proposent de remplacer les vieilles centrales polluantes par d'autres plus efficaces. Notre analyse montre clairement que si l’on veut atteindre les objectifs climatiques de long-terme, réinvestir dans le charbon même dans des centrales moins polluantes, n’a aucun sens.
Aujourd'hui il n'y a pas de nouveaux projets de centrales à charbon en Allemagne, le prix est trop bas et le pays est déjà en surcapacité. Quelques centrales ont été raccordées ces deux dernières années mais il s'agit de projets lancés dans les années 2007-2008. 

Nous proposons également la mise en place d’une taxe sur la production électrique à base de lignite pour s'assurer de la remise en état des sites miniers. C'est un peu le même problème que pour le démantèlement nucléaire : les opérateurs provisionnent dans leurs comptes mais rien ne nous assure que ces provisions soient suffisantes à terme. Nous proposons donc une taxe qui abonde une fondation chargée de supporter les coûts de renaturation des sites.


"Le mix électrique allemand en 2040 : 65% de renouvelables, 35% de gaz."




A quoi ressemblerait le mix électrique allemand en 2040 ?

Notre scénario est basé sur les objectifs du gouvernement fédéral : un développement des énergies renouvelables qui prend petit à petit le pas sur le nucléaire et le charbon. En 2030, l'objectif est d'avoir 50% d'électricité renouvelable et en 2040, 65%. Le reste étant couvert par des centrales à gaz, à peu près 40 GW, dont la moitié seraient de nouvelles constructions.


Est-ce que votre scénario est compatible avec les objectifs de l'Accord de Paris, notamment les 1.5°C et zéro émissions nettes après 2050 ?

La sortie du charbon en 2040 est compatible avec les 2°C mais pour 1.5°C il faudrait aller plus vite.

Après 2040, le mix électrique intègre encore du gaz, car ces centrales sont nécessaires à l'équilibrage du réseau en raison de leur flexibilité. Sans réelle rupture technologique, le secteur électrique allemand continuera donc à priori à émettre du CO2 au milieu du siècle mais presque quatre fois moins qu’aujourd’hui, environ 100 millions de tonnes. Par ailleurs, sur le long terme, il n'est pas impossible de tendre vers  un mix non-émetteur, même en maintenant du gaz. De nouvelles technologies vont arriver : biogaz, power to gas... Évidemment les derniers pourcents de baisse des émissions vont être très difficiles à gagner.


Il n'est pas question de capture du carbone ?

Non. La capture et la séquestration du carbone n'a pas d'avenir en Allemagne, ni dans la plupart des pays européens d'ailleurs. D'abord, la CSC est trop chère par rapport aux autres options bas carbone, en particulier l'éolien et le solaire photovoltaïque. Ensuite, elle est socialement inacceptable à cause de l'enfouissement du CO2 : en Allemagne, il est presque aussi difficile d'enfouir du carbone que des déchets radioactifs !


"L'Allemagne ne peut pas être à la fois le pays de la transition énergétique et du charbon."




Est-ce que votre diagnostic sur la nécessité de sortir du charbon est partagé en Allemagne ?

Pour l’essentiel oui. Notre proposition a été largement commentée en Allemagne, tout en faisant l'objet de relativement peu de critiques de fond. Évidemment, nous essuyons les critiques des syndicats miniers, qui luttent pour les emplois concernés par la restructuration des bassins miniers, et qui considèrent que les mesures que nous proposons pour faciliter cette restructuration ne sont pas suffisants. A l’opposé, certaines organisations environnementales considèrent que notre proposition manque d’ambition et militent pour une sortie du charbon plus rapide. Mais globalement nous nous situons déjà dans une proposition de compromis. La majorité des acteurs réalisent qu'on ne peut pas être le pays de la transition énergétique tout en restant le pays du charbon.

Le ministre de l'économie, Sigmar Gabriel, a d’ailleurs repris notre première proposition, appelant à la mise en place d'une table ronde sur le charbon, afin de développer une position consensuelle avec l’ensemble des parties prenantes. D'ici la fin de l'année, nous pourrions voir ainsi émerger les premières lignes d’un accord.


La perspective de remplacer du lignite local par du gaz importé, notamment de Russie, ne pose pas problème ?

L’Allemagne importe aujourd’hui près de 40% de son gaz de Russie, le reste provenant essentiellement de Norvège et des Pays-Bas. Le pays dispose également de sites gaziers nationaux, essentiellement en Basse-Saxe, qui couvrent environ 10-15% de la consommation. La dépendance à la Russie existe mais elle est donc limitée.
Par ailleurs, aujourd'hui, près de 90% du gaz consommé en Allemagne est utilisé pour le chauffage, pas pour la production d'électricité. Donc, même si la part du gaz augmente dans la production électrique, compte-tenu de son potentiel de flexibilité, la part du gaz dans le mix énergétique global reste relativement stable, voire baisse, en particulier grâce aux efforts d’efficacité énergétique dans les bâtiments.


"L'Allemagne peut sortir du charbon en gardant une électricité bon marché et en restant exportatrice."





Qu'est-ce que votre proposition implique pour le prix de l'électricité ?

Elle conduit à une hausse de 2 à 3€ par mégawattheure sur le marché de gros en base. Aujourd'hui, les prix sont extrêmement bas, en dessous de 30€/MWh. Ces prix vont probablement rester bas puisque les énergies renouvelables continuent de croître d'environ 2% par an, et qu’elles produisent à coût marginal nul. La hausse des prix liée à notre plan est donc relativement modérée.

Nous proposons néanmoins que des mesures de compensations soient considérées en faveur des consommateurs industriels, au cas où cette hausse leur serait dommageable. L'Allemagne reste en effet un pays industriel sensible aux hausses de prix qui impacteraient ses entreprises électro-intensives. Divers mécanismes de compensation ont été mis en place afin d'assurer la compétitivité de ces entreprises. Aujourd’hui, certains industriels allemands bénéficient de prix parmi les plus bas d’Europe car le prix de gros se reflète directement sur leurs factures.


Quelles seraient les conséquences de cette sortie du charbon sur les exportation d'électricité ?

A l'heure actuelle, l'Allemagne exporte environ un électron sur dix qu’elle produit, soit environ 60 TWh, ce qui conduit à des effets de bords importants sur certains marchés voisins, notamment autrichiens et néerlandais, où des centrales à gaz sont mises sous cocon car elles sont moins compétitives que le charbon et les renouvelables allemands.

Une sortie progressive du charbon modifierait les échanges d'électricité entre l'Allemagne et ses voisins, en retrait par rapport aux niveaux historiques observés depuis quelques années. En particulier pendant la période charnière qui va de 2024 à 2028, alors que l’Allemagne aura fermé l’ensemble de son parc nucléaire, le pays pourrait devenir importateur  net d'électricité : il serait en mesure de couvrir sa consommation par des capacités nationales mais d'autres capacités étrangères seront plus compétitives, expliquant le renversement des échanges. Ensuite, l'Allemagne recommence à être exportatrice dès 2028, les exports se stabilisent sur le long terme à des niveaux élevés, mais inférieurs à ceux d'aujourd'hui.


Que deviennent les bassins miniers ?

C'est sans doute le point le plus critique pour la construction d'un consensus national sur la question du charbon. En Rhénanie-du-Nord-Westphalie et dans la Lusace, l'extraction du charbon crée encore beaucoup d'emplois locaux. Dans les régions économiquement faibles, notamment à l'est du pays, c'est parfois l'employeur dominant.
Il faut donc donner des débouchés. Nous proposons que l’État fédéral finance à hauteur de 250 millions d'euros par an la restructuration de ces bassins.


"En France aussi il devient clair que les énergies renouvelables vont se développer, et que c'est une bonne chose."




Comment voyez-vous le débat énergétique français et comment se compare-t-il à la situation allemande ?

La transition énergétique allemande a joué un rôle de référence très important dans le débat français qui a précédé l’adoption de la loi de transition énergétique. Soit comme une référence modèle, plus souvent comme anti-modèle. Dans l'énergie, comme sur beaucoup d'autres sujets socio-économiques, la France semble toujours très encline à se comparer à l'Allemagne.
Le débat énergétique français a été relativement tendu après Fukushima, avec un gouvernement conservateur très figé sur la question du nucléaire et relativement sceptique sur les renouvelables. Il a évolué depuis et j'ai l'impression qu'il s'apaise. Même si beaucoup de choses restent incertaines, en particulier en ce qui concerne l’avenir du nucléaire, certains points commencent à faire consensus : le volontarisme français en matière de développement des énergies renouvelables a progressé, et c'est quelque chose de positif.



Publié le 4 mars 2016 par Thibault Laconde

Vous avez aimé cet article ? N'en ratez aucun en vous inscrivant à la newsletter mensuelle.


3 commentaires :

  1. Oui bon c'est bien beau tout ça. Ça reste de la politique. Il n'a pas vraiment le choix de dire autre chose le monsieur. Avec 65%RE et35% gaz il sera encore loin loin en retard derrière la France en termes de co2/Mwh. Je comprends pas comment on peut s'exalter devant un résultat si médiocre...
    D'un point de vue technique, il faudrait aussi expliquer comment il compte s'en sortir avec seulement 20GW de back up au gaz. Ou alors avec des imports massifs de nucléaire français ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si médiocre et à aussi long terme.
      Quand à la partie comme quoi utiliser de manière importante des centrales gaz sans capture carbone en 2040 nous permet de tenir les 2°C, il semble bien que c'est un mensonge pur et simple, d'après le graph réalisé par le site suivant :
      http://climateparis.org/COP21#2C

      Il est surprenant de constater à quel point les émissions carbone sont prises à la légère par ceux censé se battre pour cela, à partir du moment où il s'agit de réaliser leur scénario privilégié de baser forcément la solution sur éolien et solaire, tout en se débarrassant du nucléaire au plus vite.

      Supprimer
  2. comme toujours ce genre de pronostic fait un raisonnement en énergie alors que la problématique se pose d'abord en puissance .... et pour être plus précis en puissance garantie non intermittente.
    Se passer du charbon et du lignite implique de fermer 50 GW (quid des centrales charbon qui alimentent les réseaux urbains de chaleur ?). Si on ajoute 10 GW de nucléaire qui vont disparaitre d'ici 2022, plus les CCGT qui seront obsolètes d'ici 2040 il faut construire à la louche 70 GW de moyens non intermittents (en supposant un taux de disponibilité de 90% et une évolution limitée de la courbe de charge journalière ce qui est peut être optimiste en cas de déploiement des véhicules électriques). Avec un cout de 1000 €/kW cela fait 70 bn€ plus les couts liés à la réalisation de gazoducs.
    En énergie : en supposant une baisse de 0.9 % par an (avant l'arrivée de 1 million de réfugiés c'était réaliste compte tenu de l'évolution démographique) cela fait une consommation de 445 TWh en 2040 + 10 % pour les pertes et les stations de pompage cela fait 490 TWh; 60% de RES cela fait 294 TWh à comparer aux 150 TWh actuels .. en gros il faut doubler l'ensemble du parc renouvelable plus renouveler le parc éolien (la durée de vie d'une éolienne est de 20-30 ans) soit 40 GW de solaire au moins en plus et 60 GW d'éolien grosso modo un investissement de 150 bn€ hors réseau
    Ensuite si on suppose que l'Allemagne se retrouve dans l'obligation d'équilibrer chaque seconde l'offre et la demande (et non comme maintenant faire porter cette charge à ces voisins ... ) cela veut dire qu'il faut disposer de 50 GW de moyens de stockage pendant une durée de six - huit heures soit 300 GWh de stockage soit un cout (en supposant que le prix des batteries baisse d'un facteur 4) soit 30 bn€
    petites questions:
    1) compte tenu de la situation financière des utilities allemandes qui va financer les investissements de production non intermittente ?
    2) quid de l'évolution de l'EEG compte tenu de l'évolution de la puissance RES (pour qu'elle n'augmente pas cela implique que le prix de marché augmente au-delà de 60-70 €/MWh) ?
    3) pour alimenter les CCGT il faut 40 bn m3 de gaz par an. Qui fournit (la conso en 2015 en Allemagne a été de 91 bn m3) ?

    RépondreSupprimer