A eux trois, Arrhenius, Högbom et Ekholm ont jeté les bases de la climatologie telle que nous la concevons aujourd'hui : une science tournée non seulement vers la compréhension du climat passé et présent mais aussi vers la prévision de ses évolutions futures.
Modélisation climatique et problèmes de couple
Physicien de formation, Svante Arrhenius (1859-1927) fait sa thèse en 1884 sur la conductivité électrique des solutions salines. Il obtient une note médiocre qui met temporairement un terme à l'espoir d'une carrière académique dans son pays natal. Après deux années à vivoter chez ses parents, il se décide à s'expatrier et part occuper divers postes dans des laboratoires en Allemagne, en Autriche et aux Pays Bas. C'est au cours de cette période qu'il formule sa théorie de la dissociation, qui lui vaudra, en 1903, le troisième Prix Nobel de Chimie.
En 1891, il rentre en Suède après avoir obtenu un poste d'enseignant à la Stockholms Högskola, la future université de Stockholm qui n'est encore qu'une institution privée ne délivrant pas de diplôme. Là, il se désintéresse assez vite de la chimie physique pour se tourner vers la géophysique et l'astronomie.
En 1895, Arrhenius commence à griffonner sur des pages et des pages ce qui va devenir le premier modèle climatique de l'histoire. A l'époque, il n'y a évidemment pas d'ordinateur et il faut faire à la main plusieurs dizaines de milliers de lignes de calculs.
La petite histoire raconte qu'Arrhenius aurait entrepris cette tache si fastidieuse et éloignée de ses autres recherches pour s'occuper l'esprit dans une période difficile de sa vie personnelle. Je n'ai rien trouvé qui permette de le confirmer mais les dates concordent à peu près : en 1894, Svante Arrhenius a épousé une de ses étudiantes, Sofia Rudbeck, mais le mariage tourne rapidement au vinaigre. Sofia quitte le domicile conjugal à l'automne 1895 et accouche seule d'un fils. Mi-1896, le divorce est prononcé.
Quoiqu'il en soit, voici Arrhenius en train d'évaluer avec un niveau de détail jamais atteint auparavant l'influence du dioxyde de carbone sur la température terrestre.
Bien que simpliste comparé aux modèles que nous utilisons aujourd'hui, le calcul d'Arrhenius partage avec ses lointains descendants deux caractéristiques qui sont à l'époque révolutionnaires. D'abord, il est le premier à prendre en compte une rétroaction : un air plus froid contient moins de vapeur d'eau, celle-ci étant également un gaz à effet de serre le refroidissement s'en trouve accentué (et vice-versa). Arrhenius a aussi compris que l'albédo terrestre peut être une source de rétroaction mais n'est pas parvenu à l'intégrer dans ses équations. Autre progrès remarquable : le calcul se fait par période de trois mois sur un globe divisé en cases de 10° en latitude et 20° en longitude, l'évaluation de la température est donc saisonnière et régionale et plus seulement globale.
Comme Fourrier, Foote ou Tyndall avant lui, Arrhenius cherche avant tout à comprendre les périodes froides qui ont précédé le développement de l'humanité. Il arrive à la conclusion qu'une variation de la concentration en dioxyde de carbone de l'ordre de 40% peut expliquer les fluctuations de température entre périodes glaciaires et inter-glaciaires.
Des refroidissements passés aux réchauffements futurs
Mais est-il envisageable que la concentration en dioxyde de carbone dans l'atmosphère ait été deux fois moins importante qu'aujourd'hui dans le passé ? C'est ici que notre deuxième personnage entre en scène.
Arvid Högbom (1857-1940) est un géologue qui, de fil en aiguille, est passé progressivement de l'étude des roches calcaires à celle du cycle du carbone. A la suite de ses travaux, il a probablement été le premier à comprendre que les activités qui se développent avec la Révolution Industrielle rejettent du CO2 en quantités significatives comparées aux variations naturelles. Dans les années 1890, Hogböm estime ainsi que la combustion de charbon émet chaque année 500 millions de tonnes de dioxyde de carbone.
C'est pourquoi, lorsque Arrhenius vient le voir pour lui demander si il est possible que la quantité de dioxyde de carbone dans l'atmosphère ait varié suffisamment pour expliquer les glaciations, Högbom lui suggère de retourner la question : l'augmentation en cours de la concentration en CO2 pourrait-elle réchauffer la planète ?
Arrhenius reprend ses calculs et, en 1896, il présente son travail dans une conférence à la Högskola. Il estime qu'un doublement de la concentration en dioxyde de carbone dans l'atmosphère entraînerait une hausse de la température de 4 à 6°C selon la latitude à laquelle on se situe. Compte-tenu de l’absorption du dioxyde de carbone par les océans et du rythme auquel, à l'époque, le charbon est brûlé, il prévoit que ce niveau pourrait être atteint au bout d'environ 500 ans. Il ne voit cependant aucune raison de s'inquiéter de ce changement de climat qui "permettra à nos descendants, même si ce n'est que dans un lointain futur, de vivre sous un ciel plus chaud et dans un environnement moins hostile que celui qui nous a été donné". Rappelons-le : Arrhenius est suédois...
Les études actuelles estiment qu'un doublement de la concentration en dioxyde de carbone dans l'atmosphère ferait augmenter la température moyenne entre 2 et 4.5°C. L'ordre de grandeur obtenu par Arrhenius était donc correct même si cela ne doit pas faire oublier les failles de son modèle. L’intérêt de son travail n'est de toute façon pas dans ces chiffres, il est d'avoir montrer qu'une variation de la quantité de dioxyde de carbone pouvait entraîner une modification significative de la température terrestre. Et d'avoir attiré l'attention sur cette possibilité.
La saturation de l'effet de serre : première controverse climatique
A l'époque la cause de périodes glaciaires est un sujet débattu avec passion non seulement en Suède mais dans toutes les grandes académies scientifiques. Arrhenius va s'efforcer de faire connaître ses résultats, notamment en les publiant en anglais et en allemand, et il n'est pas surprenant qu'ils aient donné lieu à controverses.
L'une des plus violentes oppose Arrhenius à son compatriote Knut Ångström (le fils de Anders Jonas Ångström) autour d'une argument qui un siècle plus tard est toujours un classique de la littérature climatosceptique : le dioxyde de carbone ne peut pas causer un réchauffement de la planète parce que l'effet de serre est saturé.
Ångström a fait mesurer par un de ses assistants l'absorption du dioxyde de carbone pour des concentration proches de celle de l'atmosphère. Il constate alors que la quantité de rayonnement infrarouge absorbée varie peu avec la concentration. Dans deux articles publiés en 1900 et 1901, il en tire la conclusion que la concentration actuelle en CO2 est déjà suffisante pour rendre l'atmosphère complètement opaque au rayonnement infrarouge dans ses bandes d’absorption. Par conséquent, affirme-t-il, une hausse de la concentration n'aurait aucun effet et une baisse devrait être très importante pour entraîner une chute de la température.
L'observation d'Ångström est correcte. Elle n'est d'ailleurs pas nouvelle : Tyndall avait déjà noté qu'une simple trace de gaz à effet de serre suffisait à bloquer presque entièrement le rayonnement infrarouge. Alors est-ce déjà la fin de l'effet de serre et du réchauffement climatique anthropique ?
Non. Comme l'explique dès 1901 le météorologue Nils Gustaf Ekholm (1848-1923), le raisonnement d'Ångström est faux parce qu'il oublie que les gaz à effet de serre réémettent l'énergie qu'ils absorbent.
Ce qui compte ce n'est donc pas de savoir si le rayonnement infrarouge émis par la surface est absorbé par l'atmosphère - en réalité, il l'est presque intégralement. Ce qui compte c'est l’altitude à laquelle le rayonnement absorbé et réémis par les couches inférieures de l'atmosphère peut enfin s'échapper vers l'espace. Comme nous l'avons déjà vu, pour que la Terre retrouve son équilibre thermique il faut que cette dernière couche de l'atmosphère atteigne une température qui équilibre le rayonnement reçu du soleil. En attendant, la planète gagne en énergie et se réchauffe. Ou pour reprendre les mots d'Ekholm : "le rayonnement de la Terre vers l'espace ne provient pas directement du sol mais en moyenne d'une couche de l'atmosphère qui se trouve considérablement au-dessus du niveau de la mer. [...] Plus l'air aura la capacité à absorber le rayonnement émis par la surface, plus cette couche se trouvera à une altitude élevée. Mais plus cette couche se trouvera à une altitude élevée, plus sa température sera basse comparée à celle de la surface, et comme le rayonnement de cette couche vers l'espace diminue avec sa température, il est inévitable que la surface soit d'autant plus chaude que la couche rayonnante est éloignée."
Malheureusement la clarification du travail d'Arrhenius par Ekholm a peu d'écho et pendant les première décennies du XXe siècle, la possibilité d'un réchauffement de la planète sous l'effet du dioxyde de carbone reste contestée au sein de la communauté scientifique. Cela n’empêche cependant pas cette thèse d'être largement diffusée et on en retrouve même la trace dans la presse généraliste de l'époque : c'est l'origine du fameux article de 1912 qui sert de prétexte à cette série.
L'impulsion des savants suédois a une autre limite : ceux qui, comme Arrhenius ou Ekholm, croient à la possibilité d'un réchauffement climatique n'y voient pas d'inconvénient. Ils savent pourtant bien que quelques degrés de moins suffisent à déclencher une ère glaciaire mais ils échouent à comprendre la portée cataclysmique de quelques degrés de plus. A l'époque, le chimiste allemand Walther Nernst propose même de brûler les réserves de charbon inutiles pour accélérer le réchauffement de la planète. En un siècle, les connaissances ont beaucoup progressé mais l'état d'esprit est toujours celui de Buffon…
Pour aller plus loin, la communauté scientifique doit désormais acquérir une compréhension beaucoup plus fine du fonctionnement du système climatique et de ses variations passées. C'est dans ce domaine que va s'illustrer Milutin Milanković.
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Aventuriers, rêveurs, révolutionnaires... du XVIIIe siècle au début du XXe, l'histoire scientifique du climat a été écrite par des personnalités hautes en couleur. Retrouvez ici l'histoire des autres pionniers de la discipline :
- Montesquieu : l'Esprit des lois et la théorie des climats
- Buffon : refroidissement climatique et géoingénierie avant l'heure
- Saussure : l'aube de la paléoclimatologie
- Fourier : l'invention de l'effet de serre
- Foote : la démonstration de l'effet de serre à la portée de tous
- Tyndall : la première spectroscopie des gaz à effet de serre
- Arrhenius, Hogböm et Ekholm : le clan des suédois
- Milankovitch : la solution à l'égnime de l'âge de glace
- Callendar : l'homme qui a vu le réchauffement
Publié le 15 août 2017 par Thibault Laconde
La critique faite à Angström selon laquelle le CO2 transmet de couche en couche le rayonnement absorbé ne tient pas la route. En effet, le CO2 est dans une énorme masse d'air à une température de 15 °. Selon la théorie des chocs, une molécule de CO2 va subir des milliards de chocs avec les particules d'air et transmettre son gain d'énergie sous forme thermique à l'atmosphère au lieu de ré-émettre un rayonnement susceptible de se transmettre de couche en couche. Il y a donc extinction rapide du rayonnement IR.
RépondreSupprimerThéorie intéressante. Mais alors d'où vient le rayonnement infrarouge qu'une armée de satellites météo cartographient et transmettent en continu ? Et comment peut-on avoir des images infrarouge de Venus dont l'atmosphère est composée à 97% de CO2 ?
SupprimerBonjour, Je vais commencer par Vénus. La concentration de CO2 sur Vénus est telle qu'on peut expliquer son rayonnement IR grâce à l'expérience de Tyndall : Une source IR, un tube et un spectromètre. Au début, effectivement, le CO2 absorbe tout le rayonnement et le spectromètre n'enregistre pas le rayonnement sur la longueur d'onde propre du CO2. Par contre si la source IR est continue, il se produit une réémission couche par couche à l'intérieur du tube. Tout le CO2 sera en absorption-réémission et l'ensemble sera chaud. A ce moment le spectromètre enregistrera à nouveau tout le rayonnement IR qui était au départ totalement absorbé.
RépondreSupprimerPour ce qui est de votre armée de satellites météo, ils enregistrent tous -à ma connaissance-l'absence de rayonnement sur les bandes IR du CO2. Notez encore que 15 microns correspond à une température de -80°C pour un corps noir (Loi de Stephan) ce qui est la température qu'on rencontre dans certaines couches de l'atmosphère. C'est cette température que détectent sans doute les satellites.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerJ'ai fait une petite recherche et trouvé une intéressante thèse de doctorat d'Aline Gratien soutenue le 6 /11/2008 à Paris 12 "Spectroscopie ultraviolet-Visible et infrarouge de molécules clés atmosphériques". En voici le lien :https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00846616/file/Gratien1.pdf.Elle y écrit ceci : "Malgré une gamme de longueurs d’onde assez étendue, le domaine spectral infrarouge moyen n’est pas entièrement accessible pour les mesures atmosphériques, du fait de la présence de fortes raies d’absorption des composés comme H2O et CO2 qui saturent certaines zones du spectre."
RépondreSupprimerOn apprend dans cette thèse les méthodes utilisées pour les mesures satellitaires Notamment la visée limbe = à l'horizontale qui permet de bonnes mesures de la haute troposphère et de la mésosphère et la vision Nadir directement vers la terre (avec l'inconvénient évoqué ci-dessus). Les mesures se font par occultation,par diffusion ou par émission.
Elle évoque aussi les techniques embarquées en ballon ou en avion pour faire des mesures in situ, permettant également la calibration des spectromètres de mesure satellitaire.
Pour en revenir à votre question on mesure bien la saturation du CO2 depuis l'espace.