Un EPR fluvial consommerait autant d'eau qu'une grande agglomération comme Lyon ou Marseille

Début mars, le Monde m'a démandé une tribune sur les conséquences de la sécheresse pour la production d'électricité nucléaire. Dans ce texte, publié dans le numéro daté du 17 mars, j'ai essayé de faire une synthèse des enjeux liés à l'eau pour le parc nucléaire actuel et surtout futur. Avec cette comparaison : si on le construit sur un fleuve, un seul réacteur nucléaire de type EPR consommerait à lui seul autant d'eau qu'une grande ville, comme Lyon ou Marseille, et sa banlieue. Il est donc indispensable, avant d'envisager un tel projet de s'assurer que la ressource en eau est suffisante et qu'elle le restera tout au long de l'exploitation malgré le changement climatique et l'évolution des autres usages.

Je ne pense pas qu'il soit possible de dire quelque chose de plus fade et banal, c'est le porridge tiède sans sucre du débat sur l'énergie... Mais la comparaison a marqué et suscité beaucoup de réactions. Il me parait donc utile d'y revenir plus longuement, notamment pour expliquer le calcul et la façon dont j'interprète ce résultat.

La consommation d'eau des centrales nucléaires situées sur des rivières moyennes (Meuse, Moselle, Vienne...) peut avoir un effet non négligeable sur les débits
L'eau évaporée dans les tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Belleville
est retranchée du débit de la Loire (source).

Reprenons depuis le début : ça "consomme" de l'eau un réacteur nucléaire ?

Certaines personnes sont encore étonnées d'entendre qu'une centrale nucléaire peut consommer de l'eau. Il faut dire que les termes utilisés ne sont pas toujours clairs et que partisans comme opposants n'hésitent pas à entretenir les confusions. Reprenons donc au début, en définissant de quoi on parle :

  • L'eau prélevée est l'eau qui est captée dans l'environnement (dans une rivière, un lac, un acquifère souterrain...) et utilisée, qu'elle soit ou non remise dans le milieu ensuite.
  • L'eau consommée est l'eau qui est prélevée dans l'environnement et n'est pas rendue. Evidemment elle n'est pas détruite, elle peut être évaporée, perdue, transformée... mais en tous cas elle devient indisponible pour les autres utilisateurs de la ressource en eau.
  • On peut ajouter l'eau rejetée ou restituée qui est la différence entre le prélèvement et la consommation

Les besoins en eau d'une tranche nucléaire viennent très majoritairement du refroidissement de la turbine à vapeur. Par conséquent, ce qui est vrai pour le nucléaire est aussi vrai pour d'autres centrales équipées de turbines à vapeur - c'est-à-dire la plupart des centrales charbon ou fioul, certaines centrales à gaz et même quelques centrales solaires.

Il existe principalement deux méthodes pour refroidir une turbine à vapeur :

  1. On prend de l'eau, on refroidit la turbine avec, on rejette l'eau
    Cette méthode nécessite une grande quantité d'eau accessible en permanence. Les prélèvements sont très importants mais tout est restitué. L'eau ne fait que passer, sans consommation, on parle donc de refroidissement en circuit ouvert.

  2. On prend l'eau, on refroidit la turbine, on refroidit l'eau, on recommence
    Point positif : les prélèvements sont beaucoup plus faibles. Point négatif : une partie de l'eau est évaporée pendant son refroidissement au contact de l'air, il y a donc une consommation. Comme l'eau est réutilisée en boucle jusqu'à ce qu'elle s'évapore ou devienne trop concentrée en impuretés, on parle de refroidissement en circuit fermé.

En France, toutes les centrales de bord de mer sont refroidies en circuit ouvert. Elles prélèvent des quantités massives d'eau mais ce n'est pas très grave, la ressource ne manque pas... 

Au contraire, la plupart des centrales implantées à l'intérieur des terres sont refroidies en circuit fermé. Leurs prélèvements sont plus réduits mais elles font s'évaporer une partie de l'eau des fleuves : bon an mal an, le parc nucléaire français consomme à peu près un demi-milliard de mètres cubes d'eau de cette façon.

C'est un peu simpliste - il y a d'autres consommation d'eau dans une centrale nucléaire, certains réacteurs situés sur le Rhône sont refroidis en circuit ouvert, etc. - mais si vous vous retenez ça, vous savez l'essentiel et vous êtes déjà dans la frange la plus éclairée du débat. 

La centrale nucléaire de Saint-Alban est refroidie en circuit ouvert même si elle est construite sur un fleuve (le Rhône)
Saint-Alban est une des 3 centrales nucléaires françaises possédant des réacteurs refroidis en cycle ouvert
bien que située à l'intérieur des terres (source)

Et donc, combien d'eau consommera une EPR ?

Si on se tourne vers l'avenir, combien d'eau faut-il à nos futurs réacteurs ?

Vous l'aurez compris, cela va dépendre en premier lieu du système de refroidissement qui sera choisi. Peut-on le savoir à ce stade du projet ? la réponse est : oui, assez probablement.

D'abord la question de la consommation d'eau ne se pose vraiment que lorsque la ressource utilisée est de l'eau douce, disponible en quantité limitée et utilisable pour d'autres usages (eau potable, agriculture...). On ne parle donc que de réacteurs implantés à l'intérieur des terres. Aujourd'hui deux sites fluviaux sont envisagé pour la constructions d'EPR (Bugey et Tricastin) et d'autres devront sans doute être trouvés si le projet de construire 14 EPR se confirme.

Pour des sites fluviaux, le refroidissement devrait a priori être en circuit fermé. Cette solution est en principe imposée par la réglementation afin de limiter la pollution thermique et pour la plupart des emplacements disponibles c'est la seule option viable compte-tenu du débit et de la puissance des EPR.

La consommation d'eau d'un EPR refroidi en circuit fermé n'est pas connue précisément, et pour cause : aucun n'a été construit pour le moment... Mais il n'est pas très difficile de l'estimer. Dans le dossier publié pour le débat public sur Penly, EDF parle de "10 mètres cubes par seconde de prélèvements en rivière (dont 8 mètres cubes par seconde sont restitués)" pour deux EPR, soit 5m³/s prelévés et 1m³/s consommé pour chaque réacteur.

Il est possible que ce soit un peu moins : les réacteurs actuels des centrales de Chooz et Civaux ont une consommation de 0.75m³/s environ pour une puissance de 1500MW, il me semble donc raisonnable de supposer qu'un EPR de 1600MW se situerait autour de 0.8m³/s. Mais ça ne change pas fondamentalement l'ordre de grandeur, donc gardons les 1m³/s annoncés par EDF.

Une consommation équivalente à celle de 1.6 millions de français

Il y a environ 31.600.000 secondes dans une année mais un réacteur ne fonctionne pas en permanence : il faut retrancher les périodes d'arrêt ou celle où il produit moins que sa puissance nominale. Pour cela, on va prendre un facteur de charge de 70%, ce qui correspond grosso-modo à la moyenne sur le parc actuel en France.

Pour obtenir une évaluation de la consommation annuelle d'eau d'un EPR, il ne reste plus qu'à multiplier. Avec une consommation à pleine puissance évaluée à 1m³/s, on obtient : 1 x 31.600.000 x 0.7 = 22.000.000 m³/an par réacteur.

Bon, ce chiffre n'est pas vraiment parlant. Pour en prendre la mesure, le plus simple est de le comparer à ce que nous connaissons le mieux : notre propre usage de l'eau.

Un français moyen utilise 54.3m³ d'eau par an. Mais comme lorsqu'elle est utilisée pour le refroidissement d'une centrale nucléaire, la majorité de cette eau est renvoyée dans l'environnement. La partie non restituée, qui correspond principalement à des pertes sur le réseau, est estimée à 20%. Cela fait donc une consommation nette d'eau d'environ 14m³ par habitant et par an. Les chiffres du ministère de l'environnement, récemment mis à jour, confirment cet ordre de grandeur.

La division n'est pas très compliquée : la quantité d'eau évaporée par un réacteur type EPR refroidi en circuit fermé serait équivalente à la consommation nette de 1.6 millions de français. Ce résultat est cohérent avec les consommations publiées par EDF pour les centrales actuellement en service.

La Seine est utilisée à la fois pour refroidir la centrale de Nogent et pour alimenter en eau potable Paris via le captage d'Orly
En 2021, la centrale nucléaire de Nogent sur Seine en amont de Paris a consommé 38.5 millions de mètres cubes d'eau,
c'est autant que 2.75 millions de français moyens (source).

1.6 millions de personnes, cela correspond à la population d'une grande agglomération française, à la louche quelque chose comme Marseille (1.6 millions) ou Lyon (1.7 millions d'habitants). Cette dernière comparaison me parait plus appropriée parce que le grand Lyon, comme 14 réacteurs nucléaires actuellement en service, est alimenté principalement par des eaux de surface venant du Rhône.

Une comparaison valable aussi bien pour la consommation que les prélèvements

Dans ma tribune pour le Monde, je fais cette comparaison uniquement pour l'eau consommée : évaporée dans le cas du réacteur nucléaire, perdue dans le cas de la ville. Mais qu'en est-il pour les prélèvements ?

On l'a vu plus haut, EDF envisage un prélevement de 5m³/s par EPR - là encore je pense que ce sera probablement un peu moins mais passons. Sans redérouler tout le calcul, cela nous donnerait un peu plus de 110 millions de mètres cubes prélevés chaque année pour un réacteur. 

Les prélèvements destinés à la consommation humaine sont eux de l'ordre de 68m³ par an et par habitant (54m³ utilisés, 14m³ perdus), 110.000.000/68 ≈ 1.600.000 . Donc, en termes de prélèvements d'eau, un réacteur fluvial de type EPR a aussi des besoins équivalents à environ 1.6 millions de français.

La comparaison pour la consommation reste donc valable pour les prélèvements : là encore, l'EPR a à peu près les mêmes besoins qu'une agglomération comme Lyon et Marseille. C'est normal puisque dans les deux cas la part d'eau consommée est approximativement la même : de l'ordre de 20% de l'eau prélevée.

Et donc ?

Il s'agit évidemment d'un calcul de coin de table mais voici notre ordre de grandeur : aussi bien en termes de prélévements que de consommation, construire un EPR sur un fleuve aurait à peu près le même effet que si on l'utilisait tout d'un coup pour alimenter en eau Lyon et sa banlieue.

Il n'y a pas vraiment de débat sur ces besoins en eau. EDF publie annuellement les prélèvements et la consommation de chaque centrale nucléaire. Et même pour un réacteur qui n'existe encore que sur le papier, il est relativement facile de se faire une idée des besoins, il faut dire que la physique du refroidissement est simple et implaquable : il est peu probable qu'une innovation vienne tout bousculer. Je pense donc que si ma comparaison a soulevé tant d'incrédulité, c'est surtout parce qu'elle permet de prendre conscience de ce que réprésentent ces volumes tellement énormes qu'ils sont très abstraits.

En réalité, les prélevements et la consommation d'eau des futurs EPR sont massifs mais à la mesure de l'énergie produite : avec 1600MW par unité et un facteur de charge de 70%, un EPR produirait 9.8TWh d'électricité par an, ce qui -encore une fois- correspond à peu près à la consommation de 1.5 millions de français...

La question posée par les projets d'EPR à l'intérieur des terres est finalement celle-ci : est-ce qu'il est rentable d'échanger la consommation d'eau d'une agglomération comme Lyon contre une production d'électricité elle aussi équivalente aux besoins de Lyon ?

A mon avis, il n'y a pas de réponse absolue : cela dépend de la ressource en eau. Si elle est abondante, pas de souci. Si l'eau disponible est insuffisante, c'est évidemment une mauvaise idée. Et entre les deux, s'étend le monde vaste et incertain des réponses nuancées : quelle est la probabilité de manquer d'eau ? est-on prêt à courir un risque d'indisponibilité en période de sécheresse ? ou bien à imposer des restrictions aux autres utilisateurs - industries, agriculteurs... ? y a-t-il d'autres solutions ? etc. 

 

Pour aller plus loin sur les besoins en eau des centrales nucléaires, vous pouvez aussi lire :

 

Publié le 6 avril 2023 par Thibault Laconde

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