Comment la canicule de 2022 a semé le chaos dans les hôpitaux londoniens. Et quelques leçons.

Nous sommes à la mi-juillet 2022, l’Europe de l’ouest fait face à une des vagues de chaleur les plus intenses de son histoire. En Angleterre, pour la première fois, il fait plus de 40°C.

19 juillet, 13h, plus rien ne marche...

Le 19 juillet, à partir de 12h50, les serveurs d'un datacenter exploité par le NHS, le système de santé britannique, cessent un à un de fonctionner. A 13h15, la connection avec un autre datacenter londonnien du NHS est perdue. En quelques minutes trois hôpitaux et tous le services associés perdent l'ensemble de leurs systèmes d'information.

On ne retombe pas au Moyen Age mais on retourne bien un quarantaine d'années en arrière.... Pour plus de 23.000 salariés - médecins, infirmiers, personnels administratifs - il n’est plus possible d’accéder au dossier d’un patient, de savoir s’ils ont un rendez-vous ou de consulter des résultats d’analyse. Il faut de nouveau apprendre à travailler avec un stylo, un téléphone et une paire de basket pour courir entre les archives et les labos.
Dans un contexte de vague de chaleur, avec un afflux de patients aux urgences, c’est une catastrophe. Les hôpitaux ne peuvent plus fonctionner qu’au ralenti. La situation ne reviendra à la normale que le 21 septembre, plus de deux mois après.

Que s’est-il passé ? Comment deux datacenters indépendants, critiques peuvent tomber en panne au même moment ?
L'explication est en réalité toute simple : leurs systèmes de refroidissement, comme tous les systèmes de refroidissements, étaient conçus pour fonctionner jusqu'à une température maximale et ces hypothèses étaient trop basses.

Avec les températures atteintes à l'extérieur le 19 juillet vers midi, les climatiseurs étaient incapables de maintenir la température désirée à l'intérieure : celle-ci n’aurait jamais du dépasser 26°C, elle est montée au-delà de 50°C ! Dans ce cas, si vous avez de la chance vos serveurs vont s’arrêter automatiquement et se mettre en sécurité mais il y a aussi de bonnes chances que certaines machines crament.

Le climat du passé ne permet plus de connaitre le climat de demain, ni même d'aujourd'hui...

Mais "qui aurait pu prévoir" ? Dans un pays connu pour la fraicheur de son climat, où jamais un thermomètre n'était monté au-delà de 38.7°C, pourquoi aurait-il fallu que les infrastructures soient capables de fonctionner au-dessus de 40°C ? 

C'était oublier le changement climatique. 

L'hypothèse que le climat est stationnaire, c'est-à-dire que vous pouvez savoir ce qui va se passer demain en observant ce qu'il est arrivé hier, était peut-être raisonnable au XXe siècle, elle ne l'est plus du tout aujourd'hui : si vous concevez quelque chose à partir de 30 années d’observations météo, par exemple 1991-2020, vous vous appuyez en fait sur un climat moyen de 2005 ! Il y a de fortes chances que votre hypothèse ne soit déjà plus valide à l’instant où vous la calculez. Et plus votre projet a une durée de vie longue plus, il y a de chance que votre hypothèse soit dépassée.

Cette erreur est encore extrêmement fréquente. Au moment où les hôpitaux de Londres plongent dans le chaos, Oracle et Google rencontrent eux-aussi des problèmes dans leurs datacenters de Londres.

D'après le rapport d'enquête qui a suivi cet incident, la plupart des datacenters britanniques sont conçus pour pouvoir fonctionner normalement jusqu'à 40°C et s'arrêter à 45. Pour les installations plus anciennes, conçues avant 2010, c'est plutôt 35 et 40°C. La vague de chaleur de juillet pouvait donc potentiellement perturber toutes les infrastructures numériques du pays...

Les projections climatiques : un recours indispensable mais encore rare

Alors si on ne peut plus utiliser le passé pour savoir à quel type de météo s'attendre dans le futur, est-ce qu’il y a une solution ?

C’est ici qu’un demi-siècle de recherche sur le climat deviennent utiles...

Un immense travail scientifique a été accompli depuis les années 80 pour modéliser le climat. On dispose aujourd'hui de simulation détaillées du climat futur qui, traitées correctement, peuvent permettre d'anticiper des phénomènes qui ne se sont pas encore produits. Mieux : on a maintenant suffisamment de recul pour savoir que les projections publiées il y a deux ou trois décennies étaient fiables.

C'est presque une boule de cristal... Son utilisation permettrait d'éviter ou de minimiser les dommages causés par le changement climatique. Et pourtant, elle reste peu utilisée : en 2019, une étude d’I4CE estimait qu’à peine une entreprise sur 40 avaient déjà évalué les risques climatiques physiques pour son activité. Le chiffre a peut-être un peu augmenté depuis, mais on est certainement encore loin d'un usage généralisé.

Faciliter l'accès à la prospective climatique pour accélerer l'adaptation

Ce retard s'explique assez facilement. Imaginez que vous soyiez en train d'écrir le cahier des charges pour une nouveau datacenter et que vous vouliez déterminer la température maximale à laquelle il doit pouvoir fonctionner pour ne pas être mis en défaut entre aujourd'hui et, disons, 2040.

Comment faire ?

  • D'abord, il va falloir que vous accédiez aux projections climatiques disponibles, par exemple CMIP6 ou Cordex. Il faut savoir où les trouver, savoir les choisir, savoir les télécharger... et avoir le temps : les jeux de données sont très lourds et si vous travaillez avec plusieurs modèles (ce qui est évidemment une bonne pratique), les téléchargements peuvent facilement prendre plusieurs semaines !
  • Une fois le téléchargement terminé, vous constaterez que les fichiers sont au format netCDF, un format qui n'est pratiquement utilisé qu'en climatologie. Il vous faudra pourtant trouver une solution pour les ouvrir et extraire le site et la période de temps qui vous intéressent.
  • Pour s'assurer de la qualité du résultat, il faudra ensuite appliquer des techniques de descente d'échelle et de correction de biais.
  • Ce n'est pas terminé : si vous voulez calculer une température maximale telle que la probabilité de dépassement soient inférieure, par exemple, à 1% par an, il faudra aller chercher, du côté de la statistique, la théorie des valeurs extrêmes.

Il est facile de comprendre que ce sera une étude longue compliquée. Elle nécessite des compétences très particulières, elle va prendre beaucoup de temps et probablement couter cher. 

Cependant, ce dont on s’est aperçu, c’est qu’étudier les impacts du changement climatique c’est très souvent refaire la même chose. Si vous vous posez la même question pour un autre projet de datacenter, peut-être Paris ou Francfort au lieu de Londres, vous allez suivre les mêmes étapes en changeant simplement le point de données utilisé.

Ce que ça signifie, c'est que pour rendre la prospective climatique accessible, il faut se spécialiser : si vous identifiez un besoin récurrent, ça a un sens d’investir pour apprendre à maitriser la méthodologie, voire pour l'automatiser. La première étude va vous coûter très cher, mais vous pourrez ensuite reproduire à la demande n’importe-où dans le monde.
Cette automatisation, c’est le cœur de métier de Callendar.

 

Cet article reprend une intervention le 12 septembre 2023 lors d'une table ronde organisée par le Club Sustainable Business et le Club Immobilier Villes et Territoires des diplômés de l'ESSEC :

Publié le 13 septembre 2023 par Thibault Laconde

Météo du nucléaire : suivez en direct l'effet de la chaleur et de la sécheresse sur la production d'électricité

Aussi sûr que noël arrive en décembre, les indisponibilités climatiques du parc nucléaire reviennent en juillet. Cette année ne fait pas exception : le week-end dernier, la centrale du Bugey a été contrainte d'arrêter un réacteur pour respecter ses limites de rejets thermiques malgré la chaleur et la baisse du débit.

Depuis 5 ou 6 ans, je passe pas mal de temps chaque été à suivre et à expliquer les effets de la température et du manque d'eau sur la production nucléaire française. Alors cette année, j'ai décidé de simplifier le travail et de créer une application qui le fait à ma place :

Vous pouvez aussi accéder à l'appli en plein écran ici, et même l'intégrer sur votre propre site (la marche à suivre est expliquée dans ce tuto).

Comment ça fonctionne ?

Cette application s'appuie sur la méthode que j'ai développé en 2019 pour évaluer précisément les pertes de production nucléaire à partir des informations publiées par EDF dans le cadre de ses obligations reglementaires de transparence (alias : REMIT).

Ces publications prennent la forme de messages et de déclarations d'indisponibilité. Celles qui concernent la production des centrales nucléaires sont récupérées toutes les 30 minutes. Leur contenu est analysé automatiquement pour déterminer si la cause du problème est d'origine climatique ou s'il s'agit, par exemple, d'un arrêt programmé ou d'une défaillance technique.

A l'heure actuelle, l'ensemble des données viennent donc d'EDF. Elles sont simplement collectées et synthétisées avec d'une part un aperçu du nombre de réacteurs en service, à l'arrêt et perturbés par les conditions météo et d'autre part un court aperçu des prévisions pour les prochains jours :

Capture d'écran de la météo du nucléaire

Prévisions détaillées et historiques

Au-delà de cette exploitation simple, l'appli propose deux fonctions accessibles dans les onglets déroulants :

  • Le détail de la situation actuelle et des prévisions pour chaque centrale :
    Comme pour la synthèse, on a le nombre de réacteurs en service, arrêtés et perturbés par la météo à l'instant t. Il y a aussi pour chaque centrale un aperçu des prévisions publiés par EDF : est-ce qu'une indisponibilité climatique est possible ? Sait-on à quel moment ? Quelle est la puissance maximale qui devrait être concernée ?
Météo du nucléaire : détail des indisponibilités et des prévisions par centrale

  • Un graphique interactif des pertes pour l'année en cours
    La production perdue à cause des indisponibilité climatique est calculée jour par jour. Pour permettre une comparaison les courbes des années précédentes (jusqu'à 2015) sont également affichées.

Indisponibilités climatiques : pertes annuelles cumulées du parc nucléaire entre 2015 et aujourd'hui

Et à quoi ça sert ?

Chaque année, les indisponibilités climatiques du parc nucléaire suscitent des débats enflammés, souvent sur la base d'informations incomplètes ou fausses... Il faut dire que les données ne sont pas facilement exploitables (comme REMIT) ou arrivent beaucoup trop tard (EDF communique par exemple le cumul des pertes en fin d'année)

A plus long-terme, il est possible que je l'enrichisse avec d'autres fonctions, d'autres données (par exemple météorologiques) voire des prévisions indépendantes de celles réalisées par EDF. Mais ce ne sera probablement pas avant l'année prochaine.

Pour l'instant, je souhaite voir comment cette appli sera reçue et si elle peut aider à éclairer les discussions.

N'hésitez pas à partager votre avis, vos questions, vos proposition d'améliorations en commentaires ou sur les réseaux sociaux (en me mentionnant).

Publié le 19 juillet 2023 par Thibault Laconde

Les dérogations aux limites de température accordées aux centrales nucléaires en 2022 étaient-elles utiles ?

En juillet dernier, EDF a obtenu de l’ASN et du gouvernement une suspension des limites de température en aval de certaines centrales nucléaires. Comment ces dérogations ont-elles été utilisées ? Et étaient-elles justifiées ?

Presque un an après on a enfin assez d’information pour tenter de répondre à la question.

Rejet thermiques : un point sur les régimes dérogatoires en vigueur pendant l'été 2022


Rappelons le contexte : début 2022, la situation du système électrique européen est très tendue. Avec la guerre en Ukraine, on craint une pénurie de gaz pour l’hiver. De nombreux réacteurs nucléaires sont à l’arrêt à cause d’un risque de corrosion...

Et la météo s’en mêle : sécheresse et vague de chaleur précoce. La centrale du Blayais est contrainte de baisser sa production dès le 9 mai, celle de St Alban à partir du 5 juin. C'est du jamais vu : d'habitude ces problèmes apparaissent à partir de la mi-juillet !

Le 12 juillet, EDF réclame une suspension des limites de températures en aval des centrales du Blayais, de St Alban et de Golfech "afin d'assurer la sécurité du réseau électrique et l'approvisionnement énergétique du pays". La demande est acceptée par l'ASN et le gouvernement. Ces dérogations sont rapidement étendues à deux autres centrales refroidies par le Rhône : Bugey et Tricastin. Initialement prévues jusqu'au 24 juillet, elles sont prolongées jusqu'au 7 août puis de nouveau jusqu'au 11 septembre.

Il est important de noter que la réglementation de toutes ces centrales (sauf Blayais) autorise déjà un fonctionnement au-delà de la limite de température normale lors de conditions climatiques exceptionnelles : si RTE en fait la demande, la limite de température en aval peut être relevée de 2°C à Golfech et de 1°C pour les autres.

On a donc deux régimes de fonctionnement dérogatoires pendant l’été 2022 :

  1. le fonctionnement en conditions climatiques exceptionnelles (CCE), prévu par les arrêtés de rejets des centrales, limité et conditionnés à un besoin réel,
  2. les dérogations de juillet 2022, temporaires, sans limite de température aval et avec un encadrement incertain. EDF parle de fonctionnement en "situation exceptionnelle" (SE) mais pour éviter le risque de confusion avec les CCE, nous appellerons ça le mode YOLO.


Centrale par centrale que s'est-il passé pendant l'été 2022 ?

Blayais

Maintenant voyons ce qui s’est passé pour chaque centrale concernée. 

Au Blayais, le cas est simple. Après des indisponibilités limitées mais très précoces en mai et juin, l’arrêt programmé des réacteurs 1 et 4 début juillet n'a laissé qu'un seul réacteur en fonctionnement. Dans ces conditions, les limites réglementaires ont été facilement respectées.

Saint Alban


A Saint-Alban, la température de l’eau a très légèrement dépassé la limite autorisé le 12 août : 28.04°C pour un maximum autorisé de 28°C. Les deux modes de fonctionnement dérogatoires étaient possibles, c’est la version YOLO qui est utilisée.

Ce dépassement très faible aurait facilement pu être évité. Avec un débit d'environ 340 m3/s le 12 août, il aurait suffit de réduire la production de St Alban de 500MWh (soit 2% de la production de ce jour-là) pour respecter la limite de 28°C.

Bugey


Au Bugey, la température a dépassé la limite autorisée (26°C) à plusieurs reprises mais jamais de plus d’un degré. Les deux modes de dérogation sont donc possibles, et là aussi c’est la version YOLO qui est utilisée les 19 et 20 juillet puis les 4, 8, 9, 13 et 14 août. 

Température en aval de Bugey (ligne orange) pendant l'été 2022 comparée à la limite réglementaire (orange pointillés) (source)

Tricastin

Au Tricastin, la température maximale autorisée (28°C) a été dépassée du 7 au 15 août avec un maximum de 28.6°C. You know the drill : deux modes possibles, YOLO... 

Température en aval du Tricastin (ligne orange) pendant l'été 2022 comparée à la limite réglementaire (jaune pointillés) (source)

Golfech

Le cas de Golfech est intéressant. La température a dépassé la limite de 28°C à la mi-juillet puis de nouveau pendant deux périodes de la première quinzaine d’août - pour un total de 16 jours.

Pendant la première période (du 15 au 23 juillet), la température maximale en aval atteint 29.05°C, pendant la deuxième (du 4 au 6 août) 28.35°C et pendant la 3e (du 9 au 15 août) 29.20°C. Les conditions sont donc assez proches à la mi-juillet et à la mi-août, pourtant les deux première périodes sont passées grâce à une dérogation CCE alors que le mode YOLO est utilisé pour la troisième.

Température en aval de Golfech (ligne brune) pendant l'été 2022 comparée à la limite réglementaire (orange pointillés) (source)

A noter : Golfech est aussi la seule centrale qui avait fonctionné en mode CCE avant 2022. C'était pendant un peu plus d'une journée en août 2018.

 

Pourquoi les dérogations "situation exceptionnelle" ont-elles été utlisées ?

Première conclusion après ce tour d'horizon : les conditions d'application du mécanisme de flexibilité déjà présent dans la réglementation (les dérogations CCE) n'ont jamais été dépassées.

Pourtant, ce fonctionnement normal a toujours été écarté au profit des dérogations SE. Sauf à Golfech, qui illustre parfaitement la question : pourquoi le mécanisme CCE est-il utilisé pour maintenir Golfech en fonctionnement en juillet mais pas en août ?

Il y a un cas où l'usage des dérogations exceptionnelles de 2022 peut s'expliquer, c'est Bugey. Les dérogations CCE ne s'appliquent pas à ses 2 réacteurs refroidis en cycle ouvert, d'où éventuellement la nécessité de recourir aux SE si les 2 autres réacteurs sont insuffisants. Ce fonctionnement a été confirmé par l'ASN pour les 19 et 20 juillet.

Mais pour les autres centrales ?

Pour les autres, l'explication la plus probable est que les conditions d'application des dérogations normales n'étaient pas réunies. Pour le dire clairement : il n'y avait probablement pas de risque pour l'équilibre du système électrique et pas de demande de RTE.

Cela ne veut pas dire que les utilisations des dérogations exceptionnelles de 2022 n'ont jamais été utiles. Elles ont peut-être permis d'économiser un peu d'eau et de gaz pour l'hiver. Mais certains cas, comme St Alban, évoquent quand même fortement un usage "de confort". Et puis, pendant l'été 2022, le prix de gros de l'électricité a dépassé 500€/MWh, ce qui situe quand même la journée d'arrêt d'un réacteur de 900MW autour de 10 millions d'euros...

Alors ces dérogations, justifiées ou pas ?

Si on résume, sur les 5 centrales autorisées à déroger à leurs limites de température :

  • Blayais n'a pas utilisé sa dérogation 
  • Golfech, St Alban, Tricastin ont utilisé leurs dérogations mais dans des situations où la production aurait de toute façon pu être maintenue si RTE en avait fait la demande
  • Bugey est la seule centrale à avoir utilisé sa dérogation dans une situation où la réglementation existante ne lui aurait pas permis de continuer à produire même si c'était nécessaire à l'équilibre du système électrique

Les dérogations accordées par le gouvernement et l'ASN semblent donc avoir principalement servi à maintenir la production nucléaire au-delà des limites de température normale alors que l'équilibre du réseau ne le nécessitait pas.

La réglementation existante aurait suffi a passer l'été 2022. Il n'était pas nécessaire pour cela de suspendre les limites de température en aval des centrales nucléaires. 

Évidemment, il est plus facile de tirer ce bilan a posteriori que de prévoir ce qui allait ce passer en début d'été 2022. Mais si on se replace dans le contexte de la première demande de suspension des limites de température, introduite par EDF le 12 juillet, que voit-on ? A cette date, cela fait plusieurs semaines qu'aucune centrale n'est indisponible à cause de la météo (le dernier cas remonte au 21 juin). Et les 3 centrales qui ont fait l'objet de la demande initiale, aucune n'a fait usage de la dérogation obtenue avant le 9 août.

A minima EDF a crié longtemps avant d'avoir mal.

Publié le 30 juin 2023 par Thibault Laconde

Revoir la réglementation des rejets thermiques pour les centrales nucléaires : pourquoi et comment ?

Il y a quelques jours, comme avant chaque été, EDF a tenu une conférence de presse pour évoquer les effets du changement climatique sur le parc électrique. A cette occasion, l'électricien a annoncé qu'il souhaite un assouplissement de la réglementation des rejets thermiques pour ses centrales nucléaires.

Cela fait déjà quelques temps que je voulais vous parler de cette révision. De mon point de vue elle est devenue inévitable après l’été 2022, et si le sujet est condamné à susciter toutes sortes de polémiques et de positions outrancières, je crois qu'il est aussi possible de parvenir à un solution raisonnable... Et peut-être, au passage, de s'entrainer à répartir efficacement des ressources que le changement climatique rend de plus en plus rares.

Alors, sans plus attendre sautons à deux pieds sur l'occasion...

Les rejets thermiques pour les nuls

Je vais commencer par resituer le cadre technique et juridique de la discussion. Si vous êtes un habitué, vous pouvez probablement passer directement au prochain paragraphe : ce sont des choses dont j'ai déjà parlé dans plusieurs articles.

Le refroidissement des centrales nucléaires entraine un transfert de chaleur vers l'extérieur, en particulier vers les milieux aquatiques - fleuve ou mer selon les cas. La réglementation des rejets thermiques encadre ces opérations. Le cas le plus contraignant, et celui qui va nous intéresser principalement, est celui des centrales situées à l'intérieur des terres et dépendantes de fleuves. Dans ce cas, la réglementation prend généralement la forme d'une température maximale en aval et d'un échauffement maximal entre l'amont et l'aval.

La centrale nucléaire de Belleville utilise la Loire comme source d'eau de refroidissement
La centrale nucléaire de Belleville utilise la Loire
comme source d'eau de refroidissement (source

En pratique, la limite d'échauffement impose un débit minimal du fleuve. A puissance égale, les rejets de chaleur d'une centrale sont à peu près constant. La seule façon de limiter l'échauffement sans baisser la production est donc d'avoir un débit suffisant pour diluer l'eau réchauffée déversée dans le fleuve.

La limite de température en aval peut, elle, se traduire par une limite de température en amont : elle doit être inférieure à la température maximale autorisée en aval augmentée de l'échauffement produit dans les conditions de débits du moment.

Bref, contrairement à ce qu'on pourrait croire, la réglementation des rejets thermiques n'encadre pas la façon dont la centrale fonctionne. En réalité, elle encadre les conditions météorologiques et hydrologiques dans lesquelles une centrale nucléaire peut fonctionner.

Côté juridique comment ça se présente ? Les limites de température sont fixées pour chaque centrale nucléaire via un arrêté, c'est-à-dire le niveau le plus bas dans la hiérarchie des normes. D'un point de vue administratif, ces textes sont très faciles à modifier.

Les valeurs peuvent varier largement, sans que la raison soit toujours très claire :

 

Il y a cependant une inspiration commune : la fameuse directive européenne de 1978 sur "la qualité des eaux douces aptes à la vie des poissons". Celle-ci fixe une température maximale de 28°C et un échauffement maximale de 3°C pour les grands fleuves de plaine. Mais comme toutes les directives européennes, il s'agit d'objectif de résultat destinés aux Etats-membres, ceux-ci restent libres des moyens mis en œuvre pour les atteindre et la directive ne créé pas directement d'obligation pour EDF ou n'importe quel autre utilisateur des fleuves.

La fin peu glorieuse de la réglementation mise en place après la canicule de 2003

La France a donc un objectif de résultat sur la température des fleuves mais les règles applicables aux centrales nucléaires ne sont pas gravées dans le marbre. Elles ont changé dans le passé. En particulier, elles ont déjà été largement adaptées depuis les canicules de 2003 et 2006. C'est justement ce régime qui est arrivé en fin de vie il y a un an, au début de l'été 2022.

Rappelons que, lors de la canicule de 2003, la France était passée près du black-out. Cette "catastrophe évitée de peu" (pour reprendre le terme de la Commission d'enquête du Sénat) a inspiré une révision de la réglementation applicable à la plupart des centrales nucléaires. Pour préparer des étés de plus en plus défavorables, la réglementation post-2003 innove en permettant un assouplissement des limites de rejets thermiques lorsque des tensions sur l'approvisionnement en électricité le justifient.
Par exemple, la température maximale en aval de Golfech est normalement limitée à 28°C mais, depuis la révision de son arrêté de rejets en 2006, elle peut fonctionner jusqu'à 30 si RTE le demande ou si c'est nécessaire pour assurer l'équilibre du système électrique.
 
Pendant une vingtaine d'années, ce mécanisme n'a été utilisé qu'une seule fois (en 2018). Mais en 2022, patratra : pour la première fois une vraie situation de tension se présente, avec la guerre en Ukraine et les soucis de corrosion du parc nucléaire, et l'été s'annonce chaud et surtout sec... Va-t-on enfin utiliser la flexibilité prévue par la réglementation ? Non, EDF préfère demander de façon préventive la suspension de la réglementation. Demande acceptée par l'ASN et entérinée par le gouvernement.
 
Le mécanisme imaginé suite à la canicule de 2003 est un échec : inutilisé pendant des années et vite écarté précisément quand il aurait du servir. Une révision de la réglementation des rejets thermiques des centrales nucléaires était donc inévitable. Et même souhaitable pour éviter de se retrouver dans la même situation à l'avenir.
 
La question dès lors est : comment fixer efficacement les nouvelles règles ? A mon avis, cela nécessite de répondre à 3 questions.

Question 1 : techniquement, jusqu'à quelle température et quel débit la centrale peut-elle fonctionner ?

Imaginons que les arrêtés de rejets soient abolis, les centrales nucléaires ne seraient pas pour autant capables de fonctionner dans n'importe quelles conditions de chaleur et de sécheresse. Contrairement à ce qu'on entend souvent, il existe bien des limites techniques de fonctionnement en température et en débit.

En particulier, le circuit de refroidissement doit avoir une température suffisamment basse pour condenser la vapeur après son passage dans la turbine. Aux pressions ordinaires, la condensation se fait autour de 100°C, ce qui laisse de la marge... Mais dans une centrale électrique, le condenseur doit être maintenu a très basse pression. Quand la température de l'eau de refroidissement augmente, la température du condenseur augmente aussi et avec elle la pression de vapeur saturante (la pression minimale pour que l'eau se condense). Si celle-ci dépasse la pression maximale admissible au condenseur, ça ne marche plus. Dans ce cas, il n'y a pas d'autres solutions que de baisser ou d'arrêter la production d'électricité.

A ma connaissance, en France, il n'y a jamais eu de perte de vide au condenseur causée par une température excessive. Mais il existe des exemples de ce type d'incident à l'étranger, par exemple dans les centrales d'Asco (Espagne), Pickering et Darlington (Canada) pendant les vagues de chaleur de 2003.

De façon encore plus évidente, il existe un débit en-dessous duquel une centrale ne peut plus fonctionner. Au mieux, c'est le débit prélevé, mais il peut être significativement plus élevé, par exemple si un débit minimum est nécessaire aux prises d'eau.

Il parait assez évident que la réglementation ne devrait pas autoriser le fonctionnement d'une centrale dans des conditions de chaleur et d'étiage où elle ne peut techniquement pas fonctionner. Pour ne citer qu'une seule raison, à laquelle vous n'auriez peut-être pas pensé : cela rendrait les indisponibilités des centrales nucléaires beaucoup plus difficiles à prévoir. Le chapitre climat des Futurs Energétiques 2050 de RTE, à date la seule étude publique de l'impact du changement climatique sur le parc nucléaire français, ne serait par exemple plus possible. 

Le fonctionnement de Saint-Alban est régulièrement perturbé parce que le débit du Rhône ne lui permet pas de respecter l'échauffement maximal autorisé par son arrêté de rejets
Le fonctionnement de Saint-Alban est régulièrement perturbé parce que le débit du Rhône ne lui permet pas de respecter l'échauffement maximal autorisé par son arrêté de rejets (source)

Question 2 : quels extrêmes de débits et température s'attend-on à rencontrer ?

Un argument central d'EDF pour réviser les limites en vigueur est qu'elles ne correspondent plus aux conditions environnementales actuelles. Soit, mais alors quelles sont les conditions actuelles ?

EDF fait en permanence et depuis des décennies des relevés de température et de débit au niveau de ses centrales et dispose d'un service de climatologie depuis les années 90 mais ne publie que le strict minimum de ses résultats. A un moment pourtant, il va falloir montrer son jeu : quels sont les chaleurs et étiages extrêmes que l'exploitant anticipe pour chaque centrale nucléaire à climat actuel ? Ces prévisions sont-elles réellement incompatibles avec la réglementation existante ?

Si ce n'est pas le cas, la demande de révision n'a pas lieu d'être.

Si les études réalisées par EDF montrent que l'évolution des températures et des débits au niveau des centrales est incompatible avec les limites actuelles, ou va le devenir à court-terme, alors c'est effectivement un argument fort en faveur de leur révision. Dans ce cas, ces projections fournissent, après les extrêmes techniques, une deuxième borne possible pour les seuils réglementaires : en effet, il est a priori inutile d’autoriser le fonctionnement dans des conditions de température et de débit que l'exploitant estime ne pas devoir être atteintes.

Pour énoncer une évidence, il n'est pas possible de minimiser systématiquement les effets de la chaleur et du manque d'eau sur le parc électrique et en même temps d'invoquer le changement climatique pour demander un assouplissement de la réglementation des rejets thermiques. Et face à la dissonance du discours, on ne peut pas s'empêcher de se demander de quel côté se placent les hypothèses climatiques utilisées dans la conception et les études de sureté. Je pense que sur ce sujet EDF a déjà trop retardé son examen de conscience.

Question 3 : quels seront les effets sur le système fleuve ?

Souvent, c'est ici que la discussion commence mais pour moi cette question vient bien dernier. Après- tout peut-être qu'une fois les extrêmes techniques et les projections étudiés, on s'apercevra que la marge de manœuvre et/ou le besoin d'assouplissement sont inexistants ou minimes...

Dans le cas où une révision significative serait à la fois possible techniquement et nécessaire au regard du climat actuel et futur, il faudra bien poser la question de l'impact sur les autres utilisateurs du fleuve. C'est une question trop vaste pour la traiter entièrement ici, mais je voudrais au moins rappeler qu'elle ne se limite pas à des préoccupations écologiques.

Prenons les autres industries qui utilisent le fleuve pour leur refroidissement. Elles sont elles aussi soumises à des limites de rejets thermiques. Si une centrale nucléaire peut réchauffer l'eau au-delà de la limite de droit commun, potentiellement cela signifie que l'on autorise EDF à mettre à l'arrêt les industries qui se trouvent en aval, même si leur besoin de refroidissement est beaucoup plus réduit. C'est un cas d'école d'externalité négative, évidemment difficilement acceptable pour les entreprises qui le subirait. Et, au bilan, si on facilitait le fonctionnement d'une centrale nucléaire au détriment d'autres industries en aval - rafinerie, aciérie, chimie, ou autres, est-ce qu'on ne perdrait pas plus qu'on ne gagne ?

Il est normal qu'EDF ne voit que ses installations mais le pouvoir politique, qui prend les arrêtés de rejets, est garant de l'intérêt général. Avant de réviser ces seuils température, il faut lever les yeux de la centrale nucléaire et regarder l'ensemble des enjeux hydrologiques, écologiques et économiques.

Les limites de rejets thermiques ne sont pas réservées aux installations nucléaires : pendant l'été 2022, le fonctionnement de la centrale thermique à gaz de Martigues a aussi été perturbé par la chaleur
Les limites de rejets thermiques ne sont pas réservées aux installations nucléaires : pendant l'été 2022, le fonctionnement de la centrale thermique à gaz de Martigues a aussi été perturbé par la chaleur (source)

 

Préparer le monde qui vient

Vous aurez compris que la réglementation des rejets du nucléaire n’est pas simple, elle aggrege des questions climatiques, industrielles et écologiques. Mais je crois que la grille d'analyse proposée - marge d'ajustement, besoin d'ajustements, impacts des ajustements - peut aider à arriver à une solution raisonnable. Elle permet aussi de présenter cette question lourde d'arrière pensée politiques pour ce qu'elle est : une discussion avant tout technique. 

Au fond la question est celle du partage de l'eau et de la capacité de refroidissement. Ces ressources autrefois suffisantes s'amenuisent sous l'effet du changement climatique. Ce n'est pas la dernière fois que cela va arriver... L'histoire des prochaines décennies sera en grande partie déterminée par notre capacité à  répartir ces ressources de façon efficace, en termes de résultats mais aussi de processus de décision : il faut viser un optimum technique et en même temps susciter l'adhésion, ou au moins limiter les frustrations.

Ces questions vont se présenter d'abord sous la forme de petit dilemmes, et la réglementation des rejets thermiques en est un, puis d'arbitrages de plus en plus douloureux. Autant apprendre dès à présent à les gérer, cette expérience sera précieuse...

Publié le 31 mai 2023 par Thibault Laconde

Un EPR fluvial consommerait autant d'eau qu'une grande agglomération comme Lyon ou Marseille

Début mars, le Monde m'a démandé une tribune sur les conséquences de la sécheresse pour la production d'électricité nucléaire. Dans ce texte, publié dans le numéro daté du 17 mars, j'ai essayé de faire une synthèse des enjeux liés à l'eau pour le parc nucléaire actuel et surtout futur. Avec cette comparaison : si on le construit sur un fleuve, un seul réacteur nucléaire de type EPR consommerait à lui seul autant d'eau qu'une grande ville, comme Lyon ou Marseille, et sa banlieue. Il est donc indispensable, avant d'envisager un tel projet de s'assurer que la ressource en eau est suffisante et qu'elle le restera tout au long de l'exploitation malgré le changement climatique et l'évolution des autres usages.

Je ne pense pas qu'il soit possible de dire quelque chose de plus fade et banal, c'est le porridge tiède sans sucre du débat sur l'énergie... Mais la comparaison a marqué et suscité beaucoup de réactions. Il me parait donc utile d'y revenir plus longuement, notamment pour expliquer le calcul et la façon dont j'interprète ce résultat.

La consommation d'eau des centrales nucléaires situées sur des rivières moyennes (Meuse, Moselle, Vienne...) peut avoir un effet non négligeable sur les débits
L'eau évaporée dans les tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Belleville
est retranchée du débit de la Loire (source).

Reprenons depuis le début : ça "consomme" de l'eau un réacteur nucléaire ?

Certaines personnes sont encore étonnées d'entendre qu'une centrale nucléaire peut consommer de l'eau. Il faut dire que les termes utilisés ne sont pas toujours clairs et que partisans comme opposants n'hésitent pas à entretenir les confusions. Reprenons donc au début, en définissant de quoi on parle :

  • L'eau prélevée est l'eau qui est captée dans l'environnement (dans une rivière, un lac, un acquifère souterrain...) et utilisée, qu'elle soit ou non remise dans le milieu ensuite.
  • L'eau consommée est l'eau qui est prélevée dans l'environnement et n'est pas rendue. Evidemment elle n'est pas détruite, elle peut être évaporée, perdue, transformée... mais en tous cas elle devient indisponible pour les autres utilisateurs de la ressource en eau.
  • On peut ajouter l'eau rejetée ou restituée qui est la différence entre le prélèvement et la consommation

Les besoins en eau d'une tranche nucléaire viennent très majoritairement du refroidissement de la turbine à vapeur. Par conséquent, ce qui est vrai pour le nucléaire est aussi vrai pour d'autres centrales équipées de turbines à vapeur - c'est-à-dire la plupart des centrales charbon ou fioul, certaines centrales à gaz et même quelques centrales solaires.

Il existe principalement deux méthodes pour refroidir une turbine à vapeur :

  1. On prend de l'eau, on refroidit la turbine avec, on rejette l'eau
    Cette méthode nécessite une grande quantité d'eau accessible en permanence. Les prélèvements sont très importants mais tout est restitué. L'eau ne fait que passer, sans consommation, on parle donc de refroidissement en circuit ouvert.

  2. On prend l'eau, on refroidit la turbine, on refroidit l'eau, on recommence
    Point positif : les prélèvements sont beaucoup plus faibles. Point négatif : une partie de l'eau est évaporée pendant son refroidissement au contact de l'air, il y a donc une consommation. Comme l'eau est réutilisée en boucle jusqu'à ce qu'elle s'évapore ou devienne trop concentrée en impuretés, on parle de refroidissement en circuit fermé.

En France, toutes les centrales de bord de mer sont refroidies en circuit ouvert. Elles prélèvent des quantités massives d'eau mais ce n'est pas très grave, la ressource ne manque pas... 

Au contraire, la plupart des centrales implantées à l'intérieur des terres sont refroidies en circuit fermé. Leurs prélèvements sont plus réduits mais elles font s'évaporer une partie de l'eau des fleuves : bon an mal an, le parc nucléaire français consomme à peu près un demi-milliard de mètres cubes d'eau de cette façon.

C'est un peu simpliste - il y a d'autres consommation d'eau dans une centrale nucléaire, certains réacteurs situés sur le Rhône sont refroidis en circuit ouvert, etc. - mais si vous vous retenez ça, vous savez l'essentiel et vous êtes déjà dans la frange la plus éclairée du débat. 

La centrale nucléaire de Saint-Alban est refroidie en circuit ouvert même si elle est construite sur un fleuve (le Rhône)
Saint-Alban est une des 3 centrales nucléaires françaises possédant des réacteurs refroidis en cycle ouvert
bien que située à l'intérieur des terres (source)

Et donc, combien d'eau consommera une EPR ?

Si on se tourne vers l'avenir, combien d'eau faut-il à nos futurs réacteurs ?

Vous l'aurez compris, cela va dépendre en premier lieu du système de refroidissement qui sera choisi. Peut-on le savoir à ce stade du projet ? la réponse est : oui, assez probablement.

D'abord la question de la consommation d'eau ne se pose vraiment que lorsque la ressource utilisée est de l'eau douce, disponible en quantité limitée et utilisable pour d'autres usages (eau potable, agriculture...). On ne parle donc que de réacteurs implantés à l'intérieur des terres. Aujourd'hui deux sites fluviaux sont envisagé pour la constructions d'EPR (Bugey et Tricastin) et d'autres devront sans doute être trouvés si le projet de construire 14 EPR se confirme.

Pour des sites fluviaux, le refroidissement devrait a priori être en circuit fermé. Cette solution est en principe imposée par la réglementation afin de limiter la pollution thermique et pour la plupart des emplacements disponibles c'est la seule option viable compte-tenu du débit et de la puissance des EPR.

La consommation d'eau d'un EPR refroidi en circuit fermé n'est pas connue précisément, et pour cause : aucun n'a été construit pour le moment... Mais il n'est pas très difficile de l'estimer. Dans le dossier publié pour le débat public sur Penly, EDF parle de "10 mètres cubes par seconde de prélèvements en rivière (dont 8 mètres cubes par seconde sont restitués)" pour deux EPR, soit 5m³/s prelévés et 1m³/s consommé pour chaque réacteur.

Il est possible que ce soit un peu moins : les réacteurs actuels des centrales de Chooz et Civaux ont une consommation de 0.75m³/s environ pour une puissance de 1500MW, il me semble donc raisonnable de supposer qu'un EPR de 1600MW se situerait autour de 0.8m³/s. Mais ça ne change pas fondamentalement l'ordre de grandeur, donc gardons les 1m³/s annoncés par EDF.

Une consommation équivalente à celle de 1.6 millions de français

Il y a environ 31.600.000 secondes dans une année mais un réacteur ne fonctionne pas en permanence : il faut retrancher les périodes d'arrêt ou celle où il produit moins que sa puissance nominale. Pour cela, on va prendre un facteur de charge de 70%, ce qui correspond grosso-modo à la moyenne sur le parc actuel en France.

Pour obtenir une évaluation de la consommation annuelle d'eau d'un EPR, il ne reste plus qu'à multiplier. Avec une consommation à pleine puissance évaluée à 1m³/s, on obtient : 1 x 31.600.000 x 0.7 = 22.000.000 m³/an par réacteur.

Bon, ce chiffre n'est pas vraiment parlant. Pour en prendre la mesure, le plus simple est de le comparer à ce que nous connaissons le mieux : notre propre usage de l'eau.

Un français moyen utilise 54.3m³ d'eau par an. Mais comme lorsqu'elle est utilisée pour le refroidissement d'une centrale nucléaire, la majorité de cette eau est renvoyée dans l'environnement. La partie non restituée, qui correspond principalement à des pertes sur le réseau, est estimée à 20%. Cela fait donc une consommation nette d'eau d'environ 14m³ par habitant et par an. Les chiffres du ministère de l'environnement, récemment mis à jour, confirment cet ordre de grandeur.

La division n'est pas très compliquée : la quantité d'eau évaporée par un réacteur type EPR refroidi en circuit fermé serait équivalente à la consommation nette de 1.6 millions de français. Ce résultat est cohérent avec les consommations publiées par EDF pour les centrales actuellement en service.

La Seine est utilisée à la fois pour refroidir la centrale de Nogent et pour alimenter en eau potable Paris via le captage d'Orly
En 2021, la centrale nucléaire de Nogent sur Seine en amont de Paris a consommé 38.5 millions de mètres cubes d'eau,
c'est autant que 2.75 millions de français moyens (source).

1.6 millions de personnes, cela correspond à la population d'une grande agglomération française, à la louche quelque chose comme Marseille (1.6 millions) ou Lyon (1.7 millions d'habitants). Cette dernière comparaison me parait plus appropriée parce que le grand Lyon, comme 14 réacteurs nucléaires actuellement en service, est alimenté principalement par des eaux de surface venant du Rhône.

Une comparaison valable aussi bien pour la consommation que les prélèvements

Dans ma tribune pour le Monde, je fais cette comparaison uniquement pour l'eau consommée : évaporée dans le cas du réacteur nucléaire, perdue dans le cas de la ville. Mais qu'en est-il pour les prélèvements ?

On l'a vu plus haut, EDF envisage un prélevement de 5m³/s par EPR - là encore je pense que ce sera probablement un peu moins mais passons. Sans redérouler tout le calcul, cela nous donnerait un peu plus de 110 millions de mètres cubes prélevés chaque année pour un réacteur. 

Les prélèvements destinés à la consommation humaine sont eux de l'ordre de 68m³ par an et par habitant (54m³ utilisés, 14m³ perdus), 110.000.000/68 ≈ 1.600.000 . Donc, en termes de prélèvements d'eau, un réacteur fluvial de type EPR a aussi des besoins équivalents à environ 1.6 millions de français.

La comparaison pour la consommation reste donc valable pour les prélèvements : là encore, l'EPR a à peu près les mêmes besoins qu'une agglomération comme Lyon et Marseille. C'est normal puisque dans les deux cas la part d'eau consommée est approximativement la même : de l'ordre de 20% de l'eau prélevée.

Et donc ?

Il s'agit évidemment d'un calcul de coin de table mais voici notre ordre de grandeur : aussi bien en termes de prélévements que de consommation, construire un EPR sur un fleuve aurait à peu près le même effet que si on l'utilisait tout d'un coup pour alimenter en eau Lyon et sa banlieue.

Il n'y a pas vraiment de débat sur ces besoins en eau. EDF publie annuellement les prélèvements et la consommation de chaque centrale nucléaire. Et même pour un réacteur qui n'existe encore que sur le papier, il est relativement facile de se faire une idée des besoins, il faut dire que la physique du refroidissement est simple et implaquable : il est peu probable qu'une innovation vienne tout bousculer. Je pense donc que si ma comparaison a soulevé tant d'incrédulité, c'est surtout parce qu'elle permet de prendre conscience de ce que réprésentent ces volumes tellement énormes qu'ils sont très abstraits.

En réalité, les prélevements et la consommation d'eau des futurs EPR sont massifs mais à la mesure de l'énergie produite : avec 1600MW par unité et un facteur de charge de 70%, un EPR produirait 9.8TWh d'électricité par an, ce qui -encore une fois- correspond à peu près à la consommation de 1.5 millions de français...

La question posée par les projets d'EPR à l'intérieur des terres est finalement celle-ci : est-ce qu'il est rentable d'échanger la consommation d'eau d'une agglomération comme Lyon contre une production d'électricité elle aussi équivalente aux besoins de Lyon ?

A mon avis, il n'y a pas de réponse absolue : cela dépend de la ressource en eau. Si elle est abondante, pas de souci. Si l'eau disponible est insuffisante, c'est évidemment une mauvaise idée. Et entre les deux, s'étend le monde vaste et incertain des réponses nuancées : quelle est la probabilité de manquer d'eau ? est-on prêt à courir un risque d'indisponibilité en période de sécheresse ? ou bien à imposer des restrictions aux autres utilisateurs - industries, agriculteurs... ? y a-t-il d'autres solutions ? etc. 

 

Pour aller plus loin sur les besoins en eau des centrales nucléaires, vous pouvez aussi lire :

 

Publié le 6 avril 2023 par Thibault Laconde

Palo Verde : anatomie d'une centrale nucléaire mythique

Posez la question de la gestion des risques climatiques dans l'industrie nucléaire et immanquablement ce nom vous reviendra en écho : Palo Verde ! C'est peu dire qu'on a là une centrale nucléaire extraordinaire : située au coeur du plus grand désert d'Amérique du Nord, le Sonora, dans une région sans cours d'eau permanent, où la température dépasse régulièrement les 40°C pendant la moitié de l'année, elle trouve pourtant le moyen de fonctionner... Et pas qu'un peu : Palo Verde est le plus gros producteur d'électricité des Etats-Unis !
 
Par quel miracle est-ce possible ? Et pouvons nous en apprendre quelque chose pour l'adaptation de nos propres centrales nucléaires face à des sécheresses et des canicules de plus en plus sévères ? C'est ce que je vous propose de voir en détails dans cet article.
 
Vue aérienne de la centrale nucléaire de Palo Verde et de son panache de vapeur
Vue aérienne de la centrale de palo Verde en fonctionnement (source)

La centrale nucléaire de Palo Verde à la loupe

Palo Verde (Palo Verde Nuclear Generating Station ou PVNGS) a beau posséder les seuls réacteurs nucléaires commerciaux au  monde sans accès à une masse d'eau naturelle, il est inutile d'y chercher une technologie révolutionnaire, un procédé unique ou un secret quelconque : la centrale en elle-même n'a rien de très original.
Comme les 2/3 des centrales nucléaires de la planète, elle est équipée de réacteurs à eau pressurisée, au nombre de 3 d'une puissance 1300MW chacun. Deux autres étaient prévus mais la demande d'autorisation a été retirée en 1979, apparemment pour des raisons économiques.

Vue détaillée de la centrale nucléaire de palo Verde
Détail de la centrale de Palo Verde (source)

En l'absence de cours d'eau, le refroidissement est évidemment effectué en cycle fermé, c'est-à-dire que l'eau utilisée pour refroidir la turbine et le réacteur est elle-même refroidie au contact de l'air puis réutilisée. 
 
Ici la centrale possède une petite originalité : elle utilise des cheminées ventilées mécaniquement plutôt que les classiques tours hyperboliques où l'air circule naturellement. Chaque réacteur en possède trois groupes comme on le voit sur la photo ci-dessus.
Cette particularité n'est pas unique : en France, la centrale de Chinon utilise le même système pour éviter que des tours trop hautes perturbent la vue des chateaux de la Loire. A Palo Verde, la préoccupation n'est pas esthétique : les aéroréfrigérants à tirage mécanique permettent simplement un meilleurs contrôle du refroidissement.
 
On peut aussi noter sur le côté de chacun des réacteurs deux bassins d'aspersion. Ce système est destiné à fournir un refroidissement de secour en cas de défaillance des aéroréfrigérants.
 
Les aéroréfrigérants à tirage mécanique d'un réacteur de la centrale de Palo Verde
Les aéroréfrigérants à tirage mécanique d'un réacteur de la centrale de Palo Verde (source)
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'environnement aride de la centrale rend ce système particulièrement efficace : en effet le refroidissement de l'eau est assuré principalement par évaporation. L'air très sec, qui peut absorber beaucoup de vapeur, permet d'obtenir facilement une température bien plus basse que celle de l'air ambiant.

D'où vient et où va l'eau ?

La centrale de Palo Verde ne se distingue pas réellement de ce que l'on peut voir en France, par exemple à Chooz et ou Cattenom : réacteurs de conception et de puissance comparables, principe de refroidissement identique. Par conséquent, l'eau reste indispensable à son fonctionnement. Comme ses homologues françaises, Palo Verde a besoin d'évaporer de l'ordre d'une tonne d'eau par seconde et par réacteur pour se refroidir.

En plein désert, d'où vient cette eau ? Elle est tout simplement achetée, auprès de l'agglomération de Phoenix quelques 70 kilomètres à l'est de la centrale.
 
Bassin d'aspersion d'un des réacteurs de la centrale de Palo Verde
Bassin d'aspersion d'un des réacteurs de Palo Verde en fonctionnement (source)
 
Les quelques 5 millions d'habitants de l'agglomération de Phoenix sont alimentés en eau par canaux et pipelines depuis les rivières Salt et Verde, et dans une moindre mesure depuis le Colorado. Après utilisation, cette eau est envoyée vers les stations d'épuration de l'agglomération : dans le contexte très aride de la région, les eaux usées sont à 100% traitées et réutilisées. C'est l'une d'entres-elles, la station de 91st street, qui se charge d'alimenter la centrale en eau recyclée.
 
Une vue d'ensemble de la centrale permet de suivre le cheminement de cette eau :
 
Vue d'ensemble et fonctionnement de la centrale de palo Verde, de la station de traitement de l'eau et des bassins
Vue d'ensemble et fonctionnement du site de Palo Verde

L'eau, amenée par un pipeline souterrain de 3 mètres de diamètre, commence par passer dans une nouvelle usine de traitement destinée à assurer une qualité constante.
Une fois traitée, elle est envoyée vers les deux bassins situés à proximité. La centrale vient puiser dans cette réserve de 4 millions de mètres cubes comme elle le ferait dans un lac ou un océan.
 
Dans la centrale elle-même rien de particulier, on l'a déjà vu. Mais ensuite un nouveau problème se pose : comme toutes les centrales refroidies en circuit fermé, Palo Verde doit régulièrement changer l'eau de son circuit de refroidissement. Sinon chaque cycle d'évaporation aboutirait à concentrer de plus en plus les minéraux et les impuretés, jusqu'à boucher les canalisations. Dans une autre centrale, l'eau issues de ces purges de déconcentration serait diluée dans un fleuve ou dans l'océan. Cette possibilité n'existe pas à Palo Verde.
L'eau des purges est donc envoyée vers les grands bassins d'évaporation installés au sud. D'une superficie de 2.6km², un peu plus que la principauté de Monaco, ces bassins stockent l'eau jusqu'à ce qu'elle soit entièrement évaporée.
 
Lorsque c'est terminé, il reste une boue qui n'est pas radioactive mais concentre des résidus de produits chimiques utilisés à différentes étapes du processus. Cette boue est ensevelie dans des décharges situées à proximité.
 
Comme toute l'eau qui arrive à la centrale est évaporée, la consommation par kilowattheure produit est à peu près le double de celle d'une centrale ordinaire.
 

Une vraie-fausse solution pour face au manque d'eau

A ce stade, vous l'aurez compris, la centrale de Palo Verde a resolu le problème de sa dépendance à l'eau de la même façon que le scaphandrier a résolu sa dependance à l'air : en l'amenant pas un tuyaux dans un milieu où il n'y en a pas.
 
Il n'empêche que ce système ingénieux a fait des émules. Aux Etats-Unis, une cinquantaine de centrales électriques fonctionnent sur le même principe. C'est le cas notamment de plusieurs centrales à gaz voisines, par exemple Redhawk (1060MW, inaugurée en 2002), qui puise d'ailleurs dans les mêmes bassins que Palo Verde, ou Mesquite (1250MW, inaugurée en 2003).

Vue aérienne de la centrale à cycle combiné gaz de Mesquite et de la centrale nucléaire de Palo Verde
Vue aérienne de la centrale à cycle combiné gaz de Mesquite
voisine de la centrale nucléaire de Palo Verde (source)

Et là vous voyez certainement venir le gros problème de Palo Verde : la concurrence pour l'accès à l'eau.
 
En effet la ressource en eau recyclée de la région de Phoenix n'est pas extensible à l'infini, d'autant que l'approvisionnement en eau brute pour la production d'eau potable est lui-même problématique. Les eaux usées recyclées sont donc très demandées pour la production d'électricité, pour l'irrigation voire pour la consommation humaine - directement via la réinjection dans le réseau d'eau potable (autorisée depuis 2019), indirectement pour recharger des acquifères et des zones humides ou même via la production de bière...
 
Concrètement, cette concurrence se traduit par une forte augmentation des coûts pour la centrale. Celle-ci bénéficiait historiquement de tarifs très raisonnables : de l'ordre de 40$ pour mille mètres cubes, ce qui est comparable par exemple à la redevance pour prélèvement de la ressource en eau payée par les centrales équivalentes en France. 
Mais face a l'explosion des besoins, le tarif a été renégocié au tournant des années 2010 et augmente progressivement pour atteindre environ 250$ pour 1000m³ en 2025. Ensuite, il sera indexé sur le prix de l'énergie et de l'eau avec une tarification progressive : plus la centrale consommera, plus son eau sera chère. 
 
Dans ce contexte, Palo Verde cherche paradoxalement à s'affranchir du système pour lequel elle est si régulièrement citée en exemple.
 

Mais un exemple intéressant tout de même

Le site exploite déjà un aquifère souterrain pour l'eau destinée au circuit primaire, à la lutte contre les incendies et à la consommation humaine. Pour le plus gros morceau, l'alimentation des circuits de refroidissement, plusieurs voies sont explorées : l'utilisation d'eaux souterraines impropres à la consommation (projet abandonné après que le permis ait été refusé en 2019), un étage de refroidissement sec avant les aéroréfrigérants, une nouvelle usine de traitement qui permettrait de réutiliser l'eau des purges...
Face au risque de pénurie d'eau, cette recherche de solutions est louable. Et c'est une conséquence du modèle d'approvisionnement propre à cette centrale.

Car c'est là, à mon avis, que se trouve le vrai mérite de Palo Verde : elle a internalisé le coût du refroidissement.
Alors que la plupart des centrales nucléaire (et des industries) comptent sur la bonne volontée de mère nature et des autres utilisateurs des fleuves pour se refroidir, Palo Verde achète ce service. Elle est donc exposée financièrement à la raréfaction de la ressource et incitée à l'économiser.

Palo Verde est généralement citée comme la preuve qu'une centrale nucléaire peut être adaptée à toutes les conditions climatiques. Même si dans ce cas l'adaptation a plus porté sur l'intégration dans l'environnement que sur la centrale elle-même, c'est une réputation méritée.
Les données de l'AIEA permettent de le vérifier : depuis leurs mise en service, les réacteurs 1, 2 et 3 ont connu en moyenne 8, 2 et 25 heures par an d'arrêt total pour "cause extérieure liée à l'environnement", c'est-à-dire le plus souvent en raison de la météo. Pour comparer, en France, Bugey 3 aligne 97 heures d'arrêt par an en moyenne et Chooz 2 monte jusqu'à 315 !
 
Et parfois, malheureusement, c'est aussi dans ce contexte que Palo Verde est citée : pour relativiser les contraintes écologiques qui perturbent le fonctionnement des centrales françaises, par exemple lors de fortes chaleurs ou de sécheresses. Dans ce cas, il ne s'agit pas seulement d'un mauvais exemple, c'est un contre-sens : l'originalité de Palo Verde est précisément d'être construite autour de contraintes environnementales très fortes et d'en accepter les coûts.
 
Évidemment une telle démarche est plus difficile à mettre en place lorsque les conditions climatiques sont moins hostiles ou sur des installations existantes. Mais il y a peut-être là matière à réflexion.
 
 
Pour aller plus loin sur ces sujets, voici quelques suggestions de lectures :
 

Publié le 15 mars 2023 par Thibault Laconde