Cet article fait partie d'une série consacrée au concept de
baseload (ou charge de base) et à son rôle dans la gestion du réseau
électrique. Vous pouvez retrouver les autres articles ici :
Dans le post précédent, nous avions vu que l'utilisation de centrales thermiques ou nucléaires de base ne répond pas à un impératif technique mais à une logique économique : ces centrales étaient réputées pour avoir le coût marginal de production le plus faible, il était donc rationnel de les faire fonctionner le plus souvent et le plus longtemps possible. Ce raisonnement devient obsolète avec l'arrivée d'énergies renouvelables, comme le solaire ou l'éolien, dont le coût marginal est pratiquement nul.
Il n'y a donc plus de raison ni technique ni économique de réserver la production de l'électricité de base à l'atome et au charbon comme c'était généralement le cas au XXe siècle. Mais bien sûr, un basculement d'installations centralisées et "dispatchables" vers une production d'électricité diffuse et intermittente a des implications importantes.
Les réseaux électriques, en particulier, doivent être réorganisés pour connecter les nouveaux sites de production avec les zones de consommation. Une meilleure coordination, le renforcement des transmissions longue distance et des interconnexions entre réseaux sont également cruciales pour permettre le transport de l'électricité dans une vaste zone, réduisant ainsi la probabilité de sur- ou sous-approvisionnement. L'Allemagne, par exemple, prévoit de renforcer plus de 3000km de lignes et d'en créer environ 2700km notamment entre son Nord venteux et son Sud industriel.
En sens inverse, la généralisation de la production d'électricité en zone résidentielle principalement grâce au solaire sur toiture peut soulager les réseaux urbains : une étude évalue par exemple le gain à 1.4Mds$ pour le réseau électrique californien.
En général cependant des investissements sont indispensables pour renforcer les réseaux et créer des capacités de stockage alors que les centrales électriques nécessaires à la bonne vieille gestion en baseload existent déjà dans tous les pays développés et émergents. Changer de modèle a donc un coût.
Les investissements ne sont pas le seul problème économique qui se pose dans la gestion d'un réseau sans centrales de base. Parce qu’ils produisent à un coût marginal nul, le solaire et l'éolien tendent à tirer le prix moyen de l'électricité vers le bas.
Déjà aujourd'hui, ce phénomène met un très forte pression sur les producteurs d'électricité traditionnels et peut conduire à la fermeture prématurée de centrales thermiques et nucléaires qui sont encore nécessaires à l'équilibrage du réseau. Celles-ci doivent donc être protégées, par exemple par le biais d'un "mécanisme de capacité" c'est-à-dire en payant les exploitants, en plus du revenu qu'ils tirent de la vente de l'électricité, pour le maintien de la capacité existante.
De plus si le prix de gros a tendance à baisser en moyenne, il devient aussi plus volatil. En Allemagne, il n’est pas inhabituel depuis l'Energiewende de voir les prix descendre en dessous de zéro ou grimper au-dessus de 50€/MWh. Ces épisodes sont devenus plus rares mais en décembre de 2016 (certes dans des conditions particulières : baisse de la consommation pendant les fêtes et très forte production éolienne) le prix de l'électricité allemande s'est encore effondré pendant quelques heures jusqu'à -70€/MWh alors qu'il frôlait les 100€/MWh quelques jours plus tôt. L'Australie-méridionale a connu une situation similaire cet été.
Ce phénomène s'explique par une flexibilité insuffisante : lorsque la production est plus élevée ou plus basse que prévu, en l’absence de mécanisme plus efficace, c'est la variation des prix qui est chargée d'assurer l'égalité entre l'offre et la demande. Comme l’élasticité-prix de l'électricité est faible cette variation doit être très marquée pour produire un effet. Ce phénomène peut d'ailleurs se produire sur n’importe quel système électrique trop peu flexible : avec une capacité limitée d’interconnexion et de faibles réserves, la Grande-Bretagne connaît souvent des prix négatifs et de fortes variations des cours même si plus de 90 % de son électricité provient de sources non-intermittentes.
Afin d'assurer la stabilité du réseau en limitant cet inconvénient, l'offre et la demande doivent réagir beaucoup plus vite à un signal-prix ou à une injonction du gestionnaire. D'importants efforts sont donc nécessaires pour augmenter leur flexibilité.
Côté production, cela signifie des centrales qui peuvent être démarrées ou arrêtées rapidement pour équilibrer le réseau. Cette réserve peut être composée de turbines à gaz ou de renouvelables "dispatchables", c'est-à-dire capable de démarrer à la demande (contrairement aux énergies intermittentes dont la production dépend de conditions extérieures). Ces énergies renouvelables dispatachables comprennent notamment l'hydroélectricité avec barrage, la géothermie, la biomasse ou le solaire thermique avec stockage.
Il faut tout de même noter que l'obligation de maintenir des centrales prêtes à démarrer n'est pas nouvelle. Même avec un parc traditionnel, constitué uniquement de centrales dispatachables, une réserve de l'ordre de 15% est nécessaire pour faire face aux arrêts inopinés et aux indisponibilités.
Du côté de la consommation, cela implique d'encourager les consommateurs résidentiels, industriels et commerciaux à consommer moins d’électricité pendant les heures de pointe ou quand la production est faible. En sens inverse, il peut être nécessaire de les inciter à consommer voire à gaspiller pendant les périodes de surproduction. Cela peut passer par divers moyens, de l'incitation financière à la sensibilisation du consommateur.
La maîtrise de la demande d'énergie est sans aucun doute une clé de la transition énergétique mais elle n'est pas nouvelle non plus : le terme "demand side management" est apparu pendant la crise énergétique de 1973. Et elle devient chaque jour plus facile grâce au développement des technologies de l’information et des communications.
Au croisement de la production et de la consommation se trouve un domaine presque entièrement nouveau : le stockage de l'électricité. Il peut permettre d'absorber les excès d’électricité pour les restituer pendant les heures de pointe ou quand la production est faible. Des solutions pour stocker l’électricité sont déjà bien maîtrisées, par exemple pompage-turbinage, et beaucoup d’autres entrent actuellement en phase commerciale comme les batteries domestiques, le vehicle-to-grid, le power-to-gas, etc.
Payer des centrales électriques qui ne fonctionnent pas alors que les producteurs sont étranglés par la baisse du prix moyen... Inciter les clients tantôt à consommer plus, tantôt à consommer moins... Stocker à grand prix une électricité qui ne coûte presque plus rien à produire... Cette situation n'est-elle pas absurde ?
En fait, elle doit plutôt nous inciter à changer de regard sur le réseau électrique : ce qui s'y échange ce ne sont pas des mégawattheures mais des capacités à le maintenir en équilibre. Dans cette perspective, la distinction entre producteur et consommateur s'estompe : l'échange se fait entre ceux qui veulent libérer une quantité d'électricité (en la produisant, en baissant leur consommation ou en puisant dans leur stockage) et ceux qui souhaitent utiliser cette capacité (en arrêtant leur production, en consommant de l'électricité ou en la stockant).
Si on pousse jusqu'au bout cette logique, il est envisageable qu'à terme, ma facture d'électricité ne dépende plus de la quantité consommée mais de la modulation de ma demande, et éventuellement de ma production, en fonction de l'équilibre du réseau. Du coté de l'offre on se rapproche déjà de ce système : les prix de gros négatifs agissent comme un taxe sur les producteurs qui ne sont pas capables de moduler leur production à la baisse, alors que les pics récompensent ceux qui peuvent la faire augmenter rapidement.
Si fonctionnement est possible, est-il pour autant souhaitable ? Au final que retenir de cette série d'articles ? Rendez-vous mardi prochain pour la conclusion.
Publié le 3 janvier 2017 par Thibault Laconde
- De quoi parle-t-on ?
- Nucléaire et baseload : de "en couple" à "c'est compliqué"
- Un monde sans centrales de base (Vous y êtes)
- En bref et en conclusion
Dans le post précédent, nous avions vu que l'utilisation de centrales thermiques ou nucléaires de base ne répond pas à un impératif technique mais à une logique économique : ces centrales étaient réputées pour avoir le coût marginal de production le plus faible, il était donc rationnel de les faire fonctionner le plus souvent et le plus longtemps possible. Ce raisonnement devient obsolète avec l'arrivée d'énergies renouvelables, comme le solaire ou l'éolien, dont le coût marginal est pratiquement nul.
Il n'y a donc plus de raison ni technique ni économique de réserver la production de l'électricité de base à l'atome et au charbon comme c'était généralement le cas au XXe siècle. Mais bien sûr, un basculement d'installations centralisées et "dispatchables" vers une production d'électricité diffuse et intermittente a des implications importantes.
Un prérequis : repenser le réseau
Les réseaux électriques, en particulier, doivent être réorganisés pour connecter les nouveaux sites de production avec les zones de consommation. Une meilleure coordination, le renforcement des transmissions longue distance et des interconnexions entre réseaux sont également cruciales pour permettre le transport de l'électricité dans une vaste zone, réduisant ainsi la probabilité de sur- ou sous-approvisionnement. L'Allemagne, par exemple, prévoit de renforcer plus de 3000km de lignes et d'en créer environ 2700km notamment entre son Nord venteux et son Sud industriel.
En sens inverse, la généralisation de la production d'électricité en zone résidentielle principalement grâce au solaire sur toiture peut soulager les réseaux urbains : une étude évalue par exemple le gain à 1.4Mds$ pour le réseau électrique californien.
En général cependant des investissements sont indispensables pour renforcer les réseaux et créer des capacités de stockage alors que les centrales électriques nécessaires à la bonne vieille gestion en baseload existent déjà dans tous les pays développés et émergents. Changer de modèle a donc un coût.
Un prix de l'électricité plus bas mais plus volatil
Les investissements ne sont pas le seul problème économique qui se pose dans la gestion d'un réseau sans centrales de base. Parce qu’ils produisent à un coût marginal nul, le solaire et l'éolien tendent à tirer le prix moyen de l'électricité vers le bas.
Déjà aujourd'hui, ce phénomène met un très forte pression sur les producteurs d'électricité traditionnels et peut conduire à la fermeture prématurée de centrales thermiques et nucléaires qui sont encore nécessaires à l'équilibrage du réseau. Celles-ci doivent donc être protégées, par exemple par le biais d'un "mécanisme de capacité" c'est-à-dire en payant les exploitants, en plus du revenu qu'ils tirent de la vente de l'électricité, pour le maintien de la capacité existante.
De plus si le prix de gros a tendance à baisser en moyenne, il devient aussi plus volatil. En Allemagne, il n’est pas inhabituel depuis l'Energiewende de voir les prix descendre en dessous de zéro ou grimper au-dessus de 50€/MWh. Ces épisodes sont devenus plus rares mais en décembre de 2016 (certes dans des conditions particulières : baisse de la consommation pendant les fêtes et très forte production éolienne) le prix de l'électricité allemande s'est encore effondré pendant quelques heures jusqu'à -70€/MWh alors qu'il frôlait les 100€/MWh quelques jours plus tôt. L'Australie-méridionale a connu une situation similaire cet été.
Ce phénomène s'explique par une flexibilité insuffisante : lorsque la production est plus élevée ou plus basse que prévu, en l’absence de mécanisme plus efficace, c'est la variation des prix qui est chargée d'assurer l'égalité entre l'offre et la demande. Comme l’élasticité-prix de l'électricité est faible cette variation doit être très marquée pour produire un effet. Ce phénomène peut d'ailleurs se produire sur n’importe quel système électrique trop peu flexible : avec une capacité limitée d’interconnexion et de faibles réserves, la Grande-Bretagne connaît souvent des prix négatifs et de fortes variations des cours même si plus de 90 % de son électricité provient de sources non-intermittentes.
De nouveaux besoins de flexibilité
Afin d'assurer la stabilité du réseau en limitant cet inconvénient, l'offre et la demande doivent réagir beaucoup plus vite à un signal-prix ou à une injonction du gestionnaire. D'importants efforts sont donc nécessaires pour augmenter leur flexibilité.
Côté production, cela signifie des centrales qui peuvent être démarrées ou arrêtées rapidement pour équilibrer le réseau. Cette réserve peut être composée de turbines à gaz ou de renouvelables "dispatchables", c'est-à-dire capable de démarrer à la demande (contrairement aux énergies intermittentes dont la production dépend de conditions extérieures). Ces énergies renouvelables dispatachables comprennent notamment l'hydroélectricité avec barrage, la géothermie, la biomasse ou le solaire thermique avec stockage.
Il faut tout de même noter que l'obligation de maintenir des centrales prêtes à démarrer n'est pas nouvelle. Même avec un parc traditionnel, constitué uniquement de centrales dispatachables, une réserve de l'ordre de 15% est nécessaire pour faire face aux arrêts inopinés et aux indisponibilités.
Du côté de la consommation, cela implique d'encourager les consommateurs résidentiels, industriels et commerciaux à consommer moins d’électricité pendant les heures de pointe ou quand la production est faible. En sens inverse, il peut être nécessaire de les inciter à consommer voire à gaspiller pendant les périodes de surproduction. Cela peut passer par divers moyens, de l'incitation financière à la sensibilisation du consommateur.
La maîtrise de la demande d'énergie est sans aucun doute une clé de la transition énergétique mais elle n'est pas nouvelle non plus : le terme "demand side management" est apparu pendant la crise énergétique de 1973. Et elle devient chaque jour plus facile grâce au développement des technologies de l’information et des communications.
Au croisement de la production et de la consommation se trouve un domaine presque entièrement nouveau : le stockage de l'électricité. Il peut permettre d'absorber les excès d’électricité pour les restituer pendant les heures de pointe ou quand la production est faible. Des solutions pour stocker l’électricité sont déjà bien maîtrisées, par exemple pompage-turbinage, et beaucoup d’autres entrent actuellement en phase commerciale comme les batteries domestiques, le vehicle-to-grid, le power-to-gas, etc.
Changer de regard sur le service rendu par le réseau électrique
Payer des centrales électriques qui ne fonctionnent pas alors que les producteurs sont étranglés par la baisse du prix moyen... Inciter les clients tantôt à consommer plus, tantôt à consommer moins... Stocker à grand prix une électricité qui ne coûte presque plus rien à produire... Cette situation n'est-elle pas absurde ?
En fait, elle doit plutôt nous inciter à changer de regard sur le réseau électrique : ce qui s'y échange ce ne sont pas des mégawattheures mais des capacités à le maintenir en équilibre. Dans cette perspective, la distinction entre producteur et consommateur s'estompe : l'échange se fait entre ceux qui veulent libérer une quantité d'électricité (en la produisant, en baissant leur consommation ou en puisant dans leur stockage) et ceux qui souhaitent utiliser cette capacité (en arrêtant leur production, en consommant de l'électricité ou en la stockant).
Si on pousse jusqu'au bout cette logique, il est envisageable qu'à terme, ma facture d'électricité ne dépende plus de la quantité consommée mais de la modulation de ma demande, et éventuellement de ma production, en fonction de l'équilibre du réseau. Du coté de l'offre on se rapproche déjà de ce système : les prix de gros négatifs agissent comme un taxe sur les producteurs qui ne sont pas capables de moduler leur production à la baisse, alors que les pics récompensent ceux qui peuvent la faire augmenter rapidement.
Si fonctionnement est possible, est-il pour autant souhaitable ? Au final que retenir de cette série d'articles ? Rendez-vous mardi prochain pour la conclusion.
Publié le 3 janvier 2017 par Thibault Laconde